Blog • Nova Gorica / Gorizia, le territoire partagé

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À propos de Giustina Selvelli, Capire il confine. Gorizia e Nova Gorica : lo sguardo di un’antropologa indaga la frontiera, Udine, La Bottega errante, 2024, 184 pages

Anthropologue, sociolinguiste et jusqu’à il a peu chercheuse postdoctorale à l’Université de Ljubljana, Giustina Selvelli travaille sur les minorités, les nationalismes et l’environnement ; les Balkans sont ses terres de prédilection. Retenons parmi ses récentes publications The Alphabet of Discord. The Ideologization of Writing Systems on the Balkans since the Breakup of Multiethnic Empires (Ibidem, 2021) et Language Attitudes. Collective Memory and (Trans)National Identity Construction Among the Armenian Diaspora in Bulgaria (Peter Lang, 2024), sans oublier sa contribution à l’ouvrage collectif Capire i Balcani occidentali (Bottega Errante, 2021).

Publié en 2024, son nouveau livre vient à point nommé : Gorizia l’italienne et Nova Gorica la slovène sont ensemble Capitale européenne de la culture pour l’année 2025. Particularité et intérêt de Capire il confine (comprendre la frontière), le livre combine de belle manière l’histoire personnelle à celle de ce territoire frontalier. Giustina Selvelli, triestine de naissance, déroule habilement les fils de ces deux histoires qui s’entrecroisent : le « rideau de fer » des années d’enfance sépare d’abord la Yougoslavie, puis la Slovénie, de l’Italie ; la frontière que connaît la jeune adulte devient réellement poreuse en 2007 lorsque la Slovénie accède à l’espace Schengen avant qu’elle de se referme provisoirement pendant la pandémie Covid 19 (2019-2020). En 2025, l’ex-lycéenne de Gorizia (1998-2003) et enseignante de l’université de Nova Gorica (2020-2021) voit ces deux villes réunies devenir Capitale européenne de la culture, d’où ce livre particulièrement réussi.

Avec les mots de l’auteure : Capire il confine « est un hommage de ce parcours qui a commencé dans ma toute petite enfance mais dont je n’ai pris conscience que récemment, c’est également un éloge de ce que l’on qualifie souvent de “marges” et une invite à exploiter leur potentiel pour développer de nouveaux centres non exclusifs, non centralisateurs, multiples et indomptables – préfiguration d’une meilleure Europe. Les histoires que je vous raconte sont tirées de mes expériences directes, des dynamiques socioculturelles, géographiques, linguistiques et politiques qui caractérisent ces lieux arpentés tout au long de ma vie ; par conséquent, ma subjectivité joue un rôle particulièrement important. Je tiens à définir ce type d’écriture comme une sorte d’“auto-ethnographie“ fondée sur la collecte de données qualitatives relatives à ma vie, dans laquelle les barrières entre l’observateur et la situation observée se fluidifient et se s’influencent mutuellement pour devenir une véritable terre frontalière, à parcourir et à expérimenter en toute sincérité et liberté. En ce sens, ce processus m’aide à prendre conscience à quel point j’ai moi-même été déterminée par la frontière décrite ici et à quel point cette frontière est déterminée par moi-même et mon expérience » (p. 7).

L’anthropologue tutoie ici le poète Gino Brazzoduro (1925-1989). La frontière n’est pas que politique, elle est aussi intime : « En chacun est la frontière / contour net / qui dans l’air incise / l’horizon / ligne imperceptible / comme l’heure fuyante qui sépare / le jour de l’ombre // silence et son / mémoire et annonciation // mort et vie / unique fleur. » [1] La chose importe, tant la première sert souvent de cache sexe à la deuxième : « les frontières – les vraies – ne passent pas entre états ou nations ou pire encore entre “races”. Elles passent en chacun de nous, elles traversent chaque conscience, chaque âme, chaque existence, chaque destin singulier. [2] » Capire il confine est précisément fait de ce bois-là.

À cette intense expérience du territoire de Frioul-Vénétie Julienne et de Slovénie — l’auteur a vécu des deux côtés de la frontière — viendront s’ajouter d’autres frontières comme autant de leviers d’une réflexion anthropologique : « Il fut fondamental de découvrir d’autres dynamiques, d’autres terres frontières qui ressemblaient d’une certaine manière à celles vécues dans mes lieux de référence. Du côté grec de la frontière, je voyais dans les questions concernant la minorité albanaise certaines caractéristiques qui me rappelaient par exemple le rôle des Mexicains en Californie ou des Slovènes au Frioul-Vénétie Julienne, bien que toutes les différences soient prises en compte, et que j’aurais déclinées dans d’autres contextes encore plus à l’est » (p. 36).
Comme on le sait, selon les langues, les mots et leurs significations sont multiples et ne se recouvrent pas. Un mot pour l’allemand, « Grenze » et le français, « frontière » ; deux pour l’italien, « confine » et « frontiera » ; trois au moins pour l’anglais, « boundary », « frontier », et « border » — le premier souligne la construction sociale par des acteurs individuels, tandis que les deux autres renvoient à une échelle collective.

Dans ce Babel des langues, l’auteure se situe clairement : « Dans ce livre, les deux mots sont utilisés en respectant la distinction sémantique qui est encore présente dans la langue anglaise. Si d’un côté la frontière (confine) est associée à un seuil de démarcation et de délimitation des territoires, ayant une fonction de fermeture, de définition nette de ce qui se trouve "au-delà", de l’autre la frontière (frontiera) prend le sens opposé, c’est-à-dire celui d’ouverture vers un espace inconnu, soit de clé pour l’exploration d’autres modalités possibles de cultiver les relations et la socialité » (p. 40). Au fil des pages, le mot frontière (confine) cède la place à la notion de « marges » : non plus seulement des sillons de division, mais des territoires aux identités multiples.

En compagnie de Giustina Selvelli, nous arpentons le territoire de Gorizia / Nova Gorica dans tous les sens. Son livre propose un somptueux feu d’artifice : genèse d’une identité de frontière, langues, minorités et frontières, espaces et pratiques de rencontres, l’écologie des frontières, et, en clôture : au-delà des dualismes italo-slovènes, les migrations. Le tout couronné d’une chronologie retraçant l’histoire de la frontière italo-slovène et d’une intelligente bibliographie permettant d’aller plus loin. Qualité rare, ce livre est à la fois érudit et synthétique. Il est aussi pédagogique grâce à ses nombreux box qui accompagnent le lecteur tout au long de sa lecture : on saura aisni l’essentiel sur la fondation de Nova Gorica, l’époque yougoslave, les langues et dialectes de la région, la place de la langue slovène mais aussi allemande, sans oublier les lieux de rencontres.

Capire il confine est une magnifique invite à explorer le territoire durant et au-delà de Go ! 2025 Nova Gorica / Gorizia Capitale européenne de la culture.

Notes

[1Gino Brazzoduro, Œuvre poétique I. Frontière suivi de au-delà des lignes, traduit de l’italien par Laurent Feneyrou & Pietro Milli, Paris, Triestiana, 2023, p. 95.

[2Gino Brazzoduro, lettre inédite à Biagio Marin du 2 décembre 1979, in Gino Brazzoduro, Œuvre poétique I, p. 10.