Au printemps 2024, j’ai recueilli une trentaine de récits auprès de personnes placées dans les camps de Borići et Lipa, dans la région nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine qui borde la Croatie (Una-Sana). Chacun de ces récits jette une lumière crue sur des projets migratoires qui se brisent, sur des corps violentés, sur des vies qui sont prises à cette frontière bosno-croate, aujourd’hui limite extérieure de l’UE et de l’espace Schengen [1]. Qui sont les personnes qui essaient de rejoindre l’Europe, au risque de tout perdre dans la traversée des frontières ? Que signifie, pour elles et eux, cette violence frontalière ?
En avril 2024, lorsque j’ai installé mon dispositif de recherche devant les camps de Lipa et Borići, ma présence a généré une réaction de bouche-à-oreille, en tant que personne identifiée comme écrivant sur les questions de frontières. Des personnes encampées là sont venues à ma rencontre pour me raconter leur game [2]. De ces nombreux témoignages ressort une phrase unanime : « Police of Croatia : problem ! »
Les habitant·e·s de Bihać se trouvent à des postes avancés pour observer les pratiques répressives de la police croate (voir l’épisode #1). Les chauffeurs de taxis, en particulier, sont régulièrement contactés après les pushbacks, pour ramener les personnes du lieu de refoulement (le plus souvent une zone isolée, en forêt ou montagne) jusqu’à la ville de Bihać ou au camp de Lipa. Comme l’explique l’un des chauffeurs que j’ai rencontrés à Lipa : « C’est pour de l’argent, mais nous les aidons. Ils ont énormément de problèmes pour passer la frontière. Les policiers croates les tapent, leur prennent l’argent, le téléphone, leur envoient les chiens. J’ai vu directement ces violences. »
Se faire « pushbacker », loin du droit et des regards
Parmi vingt-quatre personnes exilées que j’ai rencontrées à Lipa, vingt-trois avaient déjà tenté le game vers la Croatie. La plupart en étaient à leur cinquième ou sixième traversée avortée ; l’une d’elles avait essayé 26 fois. Au cours de leur refoulement, aucune de ces personnes n’avait reçu de copie d’un quelconque document. C’est le cas de H*, R*, T* ou U* [3] qui n’ont pas même vu le moindre document écrit au cours de leur refoulement. C’est aussi le cas de B*, qui explique avoir « signé un tas de papiers, sans rien comprendre car c’était en croate ».
La raison en est simple : une partie importante de ces renvois est menée en toute illégalité. Ils se produisent en dehors même des cadres construits ces vingt dernières années pour organiser des expulsions, comme les accords de réadmission. Ces derniers se sont multipliés sous l’impulsion des institutions européennes afin de rendre possible l’éloignement rapide d’une personne vers un État dans lequel elle aurait seulement séjourné ou transité [4]. Les procédures de réadmission sont toutefois assorties de garanties procédurales minimales – en particulier, recevoir une décision écrite motivant le renvoi, être informé·e de ses droits et avoir la possibilité de comprendre cette décision dans une langue connue.
Les renvois illégaux qui sont documentés vont plus loin : ils violent ouvertement la Convention européenne des droits de l’homme (qui proscrit les expulsions collectives dont les motifs ne sont pas individualisés) et la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, qui devrait garantir à elle seule le principe de non-refoulement. Selon ce principe, les États ont l’interdiction de renvoyer un individu vers un pays où sa vie ou sa liberté sont gravement menacées – c’est-à-dire, si cet individu est soumis à un risque de persécution, de torture ou traitement dégradant en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. Le non-refoulement implique que toute demande d’asile soit enregistrée et que la personne l’exprimant soit protégée le temps de l’examen de sa demande.
Bien que ce texte soit repris dans l’ensemble de l’acquis communautaire et du droit dérivé en matière d’asile, auquel doivent se conformer les institutions européennes comme les États membres, tous les témoignages concordent pour affirmer que les demandes d’asile exprimées dans les régions frontalières croates ne sont pas prises en compte. Les personnes en quête de protection l’ont bien compris, et l’ont pour beaucoup expérimenté au cours de leur propre refoulement : ainsi, l’objectif du game à cette frontière n’est pas uniquement d’entrer sur le territoire croate, mais bien de parvenir à rejoindre la capitale, Zagreb, où les pratiques en cours sont réputées plus respectueuses du droit à l’asile.
Comme l’exprime simplement B*, un jeune Syrien qui vient d’être refoulé vers Bihać malgré la demande d’asile qu’il a exprimée auprès des policiers croates, abasourdi par l’idée qu’une institution ait pu agir de façon illégale aussi ouvertement sur le sol européen, c’est « un game étrange, un game complètement fou ! »
Pour décrire ces refoulements menés en dehors des cadres légaux, un mot s’est généralisé : le pushback. Sa déclinaison, « se faire pushbacker », est elle aussi devenue courante. Le réseau d’associations Border Violence Monitoring Network (BVMN) implanté dans les Balkans estime que le terme serait apparu initialement avec les renvois illégaux menés massivement de la Croatie et de la Hongrie vers la Serbie à partir de 2016, époque à laquelle le corridor migratoire des Balkans s’est refermé. Plus généralement, les pushbacks sont pratiqués dans l’ensemble des renvois en chaîne (ou « chain removals ») opérés de l’Autriche jusqu’au sud des Balkans – ce que documente notamment l’initiative Push back alarm Austria à partir de 2021. Les refoulements illégaux ont aussi été largement observés aux frontières internes de l’espace Schengen : en France, l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) publie de nombreux rapports à ce sujet et à la frontière franco-italienne, la pratique, récurrente, a donné lieu à un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne, le 21 septembre 2023 [5].
Le corollaire des pushbacks, c’est le déferlement de violences que permet l’absence de droits. On ne compte plus les rapports de chercheur·e·s, d’associations [6] ou d’institutions qui ont documenté celles perpétrées par les polices des États balkaniques, en particulier depuis 2016 et la fermeture du corridor officialisé des Balkans. Les milliers de récits recueillis font désormais somme. Ceux qui ont pu être compilés par le réseau BVMN sont consultables dans une base de données en ligne et dans un « Livre noir des pushbacks », publiés en accès libre [7]. Véritable travail de fourmi pour reconstituer le déroulement des faits et leur caractère massif, le premier Black book paru en 2020 répertoriait 12 000 cas de violences, dépeints sur 1500 pages ; la seconde édition du livre noir parue deux ans plus tard, en 2022, dénombrait 25 000 cas (soit plus du double), sur 3000 pages de description.
La carte ci-dessous spatialise ces violences et tente de faire apparaître, derrière les chiffres, l’individualité des personnes qui ont apporté leur témoignage – dont les identités sont anonymisées par le dessin [8].
Les témoignages circonstanciés, compilés par BVMN dans le cadre d’une méthodologie précise, font état de différents types de violences : insultes ; passages à tabac ; coups et blessures ; vols, confiscations et destruction des biens ; attaques de chiens ; menace armées ; mutilations. Certaines pratiques se montrent particulièrement inventives : ce sont des intimidations et humiliations, telles que des marquages de personnes par une croix de peinture rouge sur la tête [9], des déshabillements forcés. Ce sont aussi des mises en danger délibérées qui consistent à repousser vers les courants marins ou les rivières glacées des personnes ainsi forcées à la nage.
Les témoignages vont jusqu’à des allégations de viol et de tortures qui ont été relayées notamment par Amnesty International et reprises dans des décisions judiciaires. Par exemple, en janvier 2021, la Cour de Rome a émis un jugement en faveur d’un requérant qui avait subi un renvoi en chaîne illégal entre l’Italie, la Slovénie, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine, en se basant sur le témoignage qu’il avait confié au BVMN. Ce travail porté par des volontaires de la société civile est devenu une nécessité pour documenter les faits, en l’absence d’investigation menée par les pouvoirs publics.
Rescapé·e·s d’une géostratégie européenne de la violence
Renvoi, refus, expulsion, refoulement ou pushbacks… Les mots sont ternes pour dire l’empreinte des expériences indélébiles de la violence. Les chiffres ne peuvent non plus mesurer ce que produisent ces pratiques inhumaines et dégradantes. Mais en présence des personnes qu’elle affecte, cette violence généralisée prend une consistance : celle des innombrables traces laissées par les pushbacks sur les corps et dans les récits traumatiques.
À Borići et Lipa, chacun porte sur soi, ou avec soi, une histoire de violence physique ou psychologique endurée. M* a une jambe blessée depuis sa dernière tentative pour entrer en Croatie, et ne peut plus se permettre de marcher, en l’absence d’examens et de soins appropriés. Pour T*, c’est le travail et le rêve d’une vie qui se sont brisés aux frontières croates : « Ma carrière de boxeur a pris fin parce que la police croate m’a blessé aux genoux droit et gauche ». Sa force mentale lui permet de relativiser : « Il y a ceux qui sont devenus complètement incapables de marcher, cela continue de se produire ici en Bosnie ». F* dit avoir subi des violences de la police croate, qu’il ne s’autorise pas à détailler. E* m’explique qu’il puise dans la musique la force de ne pas devenir fou.
Loin des portraits misérabilistes ou victimisant – qui voudraient que les personnes violemment refoulées soient par essence des victimes alors qu’elles sont victimes de législations, de dispositifs et de pratiques bien identifiables –, il importe de prendre le temps d’une question simple : qui sont les personnes ciblées par de telles violences ?
« Ici, tu pourrais écrire un livre sur chacun ». Comme le suggère R*, l’un des hommes que j’ai rencontrés à Lipa, les parcours migratoires sont riches et pluriels. Les trajets diffèrent, que l’on vienne d’Afghanistan, de Syrie, d’Irak, du Pakistan, d’Afrique du Nord ou subsaharienne. Les profils socio-économiques aussi, entre personnes désœuvrées, en étude, qualifiées ; à Lipa, on trouve un cuisinier, un économiste, un ingénieur, un musicien, un boxeur professionnel… Les chauffeurs de taxi le savent aussi : « Parmi eux, on rencontre des gens très éduqués, diplômés, des professeurs même ». Ces expériences multiples indiquent qu’il est vain de comparer les raisons du départ : les personnes fuient autant des guerres que des persécutions ou encore des contextes sociaux et politiques rendant impossible une vie décente.
Une autre tendance interpelle : beaucoup des personnes bloquées dans le canton d’Una-Sana ont déjà séjourné par le passé dans des États membres de l’UE, parfois plusieurs années, avant que de nouvelles barrières physiques et administratives s’érigent. Celles-ci sont l’effet de législations durcies avec la construction de l’espace Schengen depuis les années 2000. Le contrôle s’exerce désormais en amont de celui-ci, dès le dépôt d’une demande de visas Schengen dans les pays de départ ; il se prolonge ensuite dans l’ensemble des pays de transit où sont externalisés des dispositifs de contrôle financés par l’UE ; enfin, les barrières administratives agissent à la suite de renvois forcés vers les pays d’origine, par exemple via des interdictions de territoire européen.
J* me raconte qu’il a vécu légalement en France dans les années 1990, où demeure une partie de sa famille, avant de repartir vivre en Tunisie ; pour refaire ce voyage vingt ans plus tard, c’est un chemin devenu clandestin qu’il a dû emprunter par la Turquie, la Bulgarie, la Macédoine du Nord, la Serbie et la Bosnie-Herzégovine, où il est à présent à l’arrêt. De son côté, X* a pu travailler deux ans en Italie après son départ du Maroc ; il a ensuite été expulsé en Serbie, d’où il a repris son voyage vers le Kosovo, l’Albanie et le Monténégro, où je l’ai rencontré avant qu’il rejoigne à son tour l’un des camps de l’OIM en Bosnie.
Ces récits illustrent bien que les personnes prises dans le « sas » des frontières balkaniques sont l’objet d’un processus « d’illégalisation » progressif [10]. Comme l’écrit à juste titre Steffen Mau, c’est une « cascade de frontières » qui se dresse devant celles et ceux qui se présentent sur les routes des Balkans. Mais cette frontière démultipliée opère au-delà de l’espace balkanique : elle est « encastrée dans une constellation suprarégionale » et intégrée à la gestion des frontières et des migrations de l’UE [11] – ou, plus précisément, réactivée dans les Balkans par l’UE.
Les personnes qui sont prises dans ce maillage frontalier étendu expérimentent des violences cumulatives, graduelles. Au-delà de sa fonction administrative, filtrante (voir l’épisode #1), le « sas » des Balkans remplit une fonction biopolitique, dégradante : si les personnes catégorisées comme indésirables n’abandonnent pas, elles parviennent en Europe de plus en plus détruites par la traversée.
J’ai cherché à rendre compte de cette violence graduelle autrement qu’avec les mots et outils de la chercheuse, qui tendent à neutraliser la violence pour l’objectiver. La méthodologie que j’emploie sur le terrain vise à faciliter l’expression des récits et des savoirs issus de l’expérience des frontières. Ma démarche consiste à inclure les personnes dans la représentation de leur parcours, au moyen d’ateliers de cartographie participative [12]. Quand cela est imposé par la violence du contexte frontalier (absence d’espace intime, déguerpissements, privation d’abri), ces ateliers se déroulent dans un véhicule aménagé (la CartoMobile), conçu comme un espace de répit, de création et de travail, plus propice à l’expression de soi et à la réflexion intellectuelle.
Au printemps 2024, j’ai amené la CartoMobile aux abords des camps de Lipa et Borići. Elle a accueilli plusieurs personnes, toutes concernées par des violences institutionnelles graduelles au cours de leur voyage en Europe. Le travail de cartographie que j’ai entrepris avec R* illustre son parcours de la Tunisie à la Bosnie-Herzégovine en tentant d’adopter son regard, pour approcher la dimension sensible de son expérience. La carte narrative qui en ressort porte comme intitulé une citation de R* : « Dix ans de voyage, et combien de frontières pour que j’aie le droit de devenir quelqu’un ? »
Le parcours individuel de R* reflète des réalités macro. Comme J* et X*, il n’en est pas à son premier séjour en Europe : il a quitté la Tunisie une première fois à la suite des printemps arabes en 2013, pour rejoindre l’Italie par la mer, puis la France et l’Allemagne. Cinq années se sont écoulées là, avant que sa demande d’asile soit rejetée et qu’il soit expulsé vers la Tunisie, avec une interdiction de territoire de cinq ans.
R* a repris la route en 2019, cette fois par la Turquie : c’est pour lui le début d’une série de refoulements en chaîne à travers sept pays du sud-est de l’Europe. Au fil de ce périple qui dure cinq ans jusqu’à notre rencontre en Bosnie-Herzégovine, on voit graduellement la frontière s’épaissir et le parcours se fragmenter, cherchant de nouvelles voies à travers des États membres de l’UE (la Grèce, la Hongrie, la Slovaquie et la Croatie), ou des États non membres qui appliquent les mesures de contrôle frontaliers promues par les premiers (la Macédoine du Nord, le Kosovo, la Serbie et la Bosnie-Herzégovine). On décèle dans cette étape du parcours la frontière « en cascade » que l’on peut expérimenter à l’approche de l’UE, lorsqu’on est engagé sur des routes rendues illégales. Le témoignage de R* fait aussi partie de ceux qui questionnent le rôle de Frontex, l’agence étant mentionnée comme responsable de refoulements illégaux et violents à deux étapes du parcours (à la frontière macédo-grecque et croato-bosnienne).
Depuis la perspective de R*, on peut comprendre l’expérience de la frontière à plusieurs niveaux. Aux barrières géopolitiques et administratives s’ajoutent les frontières physiques, géographiques et individuelles : d’une part, la mer Méditerranée, les montagnes des Balkans et les rivières frontalières, comme celle dans laquelle il a chuté accidentellement en 2023 ; d’autre part, son propre corps, dont les capacités se sont dégradées depuis cet accident et son hospitalisation de plusieurs mois. C’est en partie ainsi que R* a expliqué ses difficultés à entreprendre le game vers la Croatie (deux tentatives en un an).
Le fait qu’il s’estime « bloqué » en Bosnie-Herzégovine est également l’effet des dispositifs de contrôle durcis à la frontière bosno-croate, au regard de l’ensemble du parcours : « Je suis parti il y a 10 ans, j’ai traversé plus de 10 pays. Ça fait 10 mois que je suis bloqué ici en Bosnie. Finalement, c’est ici à la frontière croate que j’ai été stoppé. De toutes les frontières, la plus difficile, c’est la Croatie ». Cependant, les mots qui ont accompagné le processus cartographique traduisent sa lucidité sur la fonction dissuasive des violences policières appliquées sans discernement : « Ils frappent beaucoup pour nous faire peur, nous empêcher de repasser la frontière. Mais ils ont peur des terroristes, pas des gens comme nous. »
Celles et ceux qui en ressortent indemnes sont des rescapé·e·s de la frontière européenne.
Avec R*, nos choix graphiques ont cherché à restituer ce vécu rétrospectif. Celui d’un corps affecté par les épreuves du voyage, au centre de la carte. Celui d’une frontière qui enferme, d’où la disposition en cercle des pays traversés. Celui d’un voyage fragmenté par des expulsions multiples, rendu par la dislocation des repères spatiaux. Celui d’une illégalité collante, omniprésente et insidieuse, à l’image des bribes d’expériences qui serpentent. Celui du temps long et cyclique, de l’éternel recommencement du game. Celui enfin, d’une condition incertaine et incomprise, comme le traduit son interrogation : « combien de frontières pour que j’aie le droit de devenir quelqu’un ? ».
À l’échelle de parcours qui durent plusieurs années, en effet, les violences frontalières imprègnent les souvenirs autant que les perspectives d’avenir. B* déplore que son petit frère porte sur ses jambes des séquelles du long voyage entrepris par les Balkans, depuis la Syrie. H* décrit comme il a vu sa santé dégringoler depuis son enfermement en Serbie, en me montrant les médicaments pour l’anxiété donnés au camp de Lipa : « Avant j’étais en forme, très sportif, et maintenant : cigarettes, psychologue, médicaments ». E*, lui, parle longuement de sa condition d’homme noir dans les Balkans, depuis son arrivée par une île de la frontière gréco-turque.
Les impacts physiques et psychologiques des périples balkaniques continuent de s’observer à travers le temps et la distance, par exemple auprès des personnes qui parviennent ensuite à la frontière italo-française. Dans la carte ci-dessous, réalisée au refuge des Terrasses solidaires de Briançon en 2023, Marouane a recomposé son expérience des Balkans en associant une émotion ou un mot-clé à chaque pays traversé : l’agonie, pour le Maroc, le racisme en Turquie, la peur en Serbie et la mort, en Hongrie. Plus généralement, lorsque des personnes exilées en réchappent, c’est le récit rétrospectif d’un véritable « voyage de la mort » dans les Balkans qui se dessine.
Si ces histoires de violences aux frontières sont singulières, elles sont assez récurrentes pour être significatives, et instructives. La somme des témoignages donne à voir l’expérience d’une frontière « mobile », d’une « frontiérité » qui s’exerce tout au long du parcours avec peu de discernement[23]. Plusieurs auteurs ont montré que la violence fait partie intégrante de la frontière, qu’elle en est une composante structurelle, soit dans une logique d’affirmation de l’État[24], soit dans une logique de privation de certaines ressources[25].
Avec le récit de R* et des autres personnes rencontrées à la frontière bosno-croate, on comprend que cette privation cible des accomplissements personnels, des projets de vie assez simples, face auxquels la géostratégie guerrière déployée par l’UE paraît démesurée. Enfin, les témoignages qui parviennent des Balkans amènent au constat, glaçant, que les violences physiques et psychologiques font désormais partie des stratégies de contrôle frontaliers de plusieurs États européens, soutenus en ce sens par l’UE. Le filtre frontalier n’opère plus tant sur le plan de droits liés à des statuts (puisque ces droits sont massivement violés), mais sur les capacités de chacun·e à survivre à ces violences institutionnalisées.