Parmi les diverses tentatives de percer le « mystère » des Aroumains qui, depuis leur « découverte », n’ont eu de cesse d’intriguer les observateurs, la thèse d’Irina Nicolau qui fait d’eux les « caméléons des Balkans » en raison de la « luxuriante synonymie » des mots utilisés pour les désigner et de leur disposition et/ou aptitude à passer pour des Grecs, des Bulgares ou des Albanais occupe une place à part. Elle est provocatrice, puisque cette métaphore animalière n’est pas des plus avenantes et il faut un effort pour réaliser que le mimétisme peut procéder chez eux non seulement de la recherche d’un quelconque profit mais aussi d’un réflexe vital.
Elle est stimulante aussi, parce qu’elle soulève des questions encore plus embarrassantes que celles auxquelles elle prétend répondre. Enfin, venant d’une ethnologue, elle est déconcertante. « L’ethnologue de nos jours est tenté de négliger une de ses tâches, celle de s’émerveiller. Moi je crois à la force cognitive de la stupeur », affirme-t-elle d’emblée tout en pointant plus loin : « Le moment où commence l’analyse, la stupeur s’affaiblit » [1]. Présentée en 1993 lors d’un colloque d’anthropologie à Bruxelles, cette thèse-manifeste faisait suite aux recherches personnelles entreprises entre 1983 et 1985.
« Les Aroumains étaient devenus pour moi une obsession »
Née en 1946, Irina Nicolau travaillait en ce temps à la réorganisation des archives de l’ancien Institut d’ethnographie et folklore. Les résultats des enquêtes de terrain dans la Dobroudja et de la documentation accumulée au milieu des années 1980, la décennie noire marquée par les privations de toutes sortes et la mégalomanie de Ceauşescu, ne seront publiés que plus tard, en 2001, seulement partiellement et sans l’intervention directe de leur auteure, décédée un an après sa parution [2].
« Les Aroumains étaient devenus pour moi une obsession. Je les voyais partout. Je ne voyais qu’eux. Je ne parlais que d’eux. (…) Et, toi lecteur, saurais-tu admettre que, de tout ce que j’ai pu vivre, ne résulte qu’une banque de données ethnographiques ? Pas moi. En cherchant à expliquer mon échec, je ne trouve qu’une réponse : je passais par une crise identitaire que je n’assumais pas. J’écrivais pour en sortir, pas pour écrire », notait-elle en 1997 quand paraît dans la revue Secolul XX la première ébauche du livre qui sortira en 2000 et sera plusieurs fois réédité en Roumanie. « Ils [les Aroumains] m’ont déçus et il en va de même pour le texte qui en a résulté : indigeste, borné, niais. J’insiste sur la déception ! », précisait-elle par la même occasion [3]. Dans sa forme finale, son livre n’est donc pas un traité scientifique, comme son titre l’indique [4], et, sans jouer sur les mots, je dirais qu’il est plus que cela.
Un livre écrit dans l’urgence
Irina Nicolau n’était pas dupe de la tendance courante en Roumanie à rapprocher artificiellement les Aroumains des Roumains à l’œuvre dans l’imposante bibliographie disponible en roumain sur les Aroumains. Alexandru Gica, l’éditeur de sa « banque de données ethnographiques », le rappelle à juste titre lorsqu’il cite ce passage :
« La plupart des travaux consacrés à la culture aroumaine ont été affectés par des préjugés extra-scientifiques et pseudo-scientifiques qui ont détourné la recherche des problèmes réels. Si ceux qui l’ont étudié s’étaient limités à regarder et à consigner ce qu’ils voyaient, l’image qui en serait ressortie aurait été beaucoup plus vraie. Ils l’ont regardée, scrutée, avec les yeux de celui qui cherche quelque chose. Ce qu’ils cherchaient, c’étaient les ressemblances avec la culture daco-roumaine. » [5]
Pourtant, dans son livre, elle ne fait pas appel aux catégories de l’ethnologie moderne auxquelles elle avait eu recours précédemment. L’urgence est ailleurs, pour elle, et pour ceux auxquels elle semble s’adresser en particulier. Mis bout à bout, les faits et gestes plus ou moins héroïques rapportés, les historiettes exemplaires racontées, les croyances et les coutumes parfois étranges décrits finissent par constituer un corpus dans lequel tout un chacun peut puiser et se l’approprier à son tour. Ce faisant, elle entend faire part de son émerveillement et le transmettre.
Le fond commun balkanique
Tant pis pour ceux qui ne veulent pas se prendre au jeu et lui reprocheraient de mélanger histoire et fiction, détail érudit et anecdote terre à terre. D’aucuns ne manqueront de lui rappeler, parfois à juste titre, que telle ou telle coutume ou historiette circule aussi parmi les Albanais, les Turcs ou les Grecs. Or c’est justement là que réside peut-être la raison de la prédisposition des Aroumains à passer dans certaines situations pour des Grecs ou des Albanais alors qu’il est quasiment exclu qu’un Albanais se considère grec, qu’un Grec se présente comme albanais ou que l’un et l’autre se revendiquent comme aroumains. Ces derniers se considèrent et se disent tels non seulement parce qu’ils parlent une langue que les autres ne comprennent pas, mais aussi, et surtout, en raison de l’attachement qu’ils manifestent pour ce fond commun balkanique souvent refoulé par leurs voisins.
Forcément mouvant et en recomposition permanente, ce fond commun balkanique se révèle particulièrement fragile quand la part de l’oralité dans sa transmission décroit, un peu de la même façon que les « petites » langues ne doivent parfois leur survie qu’aux enregistrements destinés à valider les diplômes des étudiants ou à justifier le travail des chercheurs. Ceci peut expliquer l’empressement d’Irina Nicolau à faire partager le trésor qu’elle a ramassé en choisissant la mise en forme qui lui est apparue comme étant la plus appropriée.
Le pari fou d’Irina Nicolau
Les ouvertures des années 1990, période dont Irina Nicolau fut une véritable icône, pour des raisons qui dépassent d’ailleurs largement son incursion dans le monde aroumain, appartiennent pour la plupart au passé. Dans un sens, cette période fait office d’exception. Pour s’en rendre compte, il suffit de voir avec quel aplomb et dans quel climat d’unanimité les diplomates roumains, secondés par les patriotes de l’Académie roumaine, se sont empressés dernièrement de renouer avec la politique étrangère d’avant 1913 en faisant feu de tout bois autour des minorités « roumaines » dans les pays balkaniques où vivent des Aroumains. Pendant ce temps, les Aroumains qui vivent en Roumanie et entendent cultiver leur différence, à commencer par leur langue, se voient refuser les relais indispensables à ce dessin sous prétexte qu’ils ne peuvent être que Roumains. Très prisé parmi certains d’entre eux, ce petit livre d’Irina Nicolau reste en revanche toujours là pour les encourager à persévérer. De ce point de vue, le pari, assez fou au départ, de celle qui écrivait jadis : « L’ethnologue est un voyageur aux semelles de miroir qui rêve à un pays de nulle part qui existerait quelque part », s’est révélé gagnant…