Blog • Le Monténégro face aux tensions internes : histoire, économie et politique

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Par Valentin Smoliak

Manifestation à Podgorica
© Boris Pejović / Vijesti

À Podgorica, la capitale du Monténégro, des manifestations se poursuivent depuis plusieurs jours suite à un incident survenu dans le quartier de Zabjelo. D’après les médias locaux, un groupe d’étrangers — principalement des citoyens turcs et azerbaïdjanais — aurait agressé un habitant, qui a été blessé. Cet événement a suscité une vive indignation, rapidement transformée en manifestations de rue massives, avec des slogans anti-immigration et anti-turcs. Dans plusieurs quartiers de la ville, des affrontements ont éclaté avec la police, des biens privés ont été endommagés et des slogans tels que «  Turcs dehors  » ont retenti, témoignant d’une montée inquiétante des tensions nationalistes.

En réponse, le gouvernement a procédé à l’arrestation de personnes sans papiers valides et a suspendu temporairement le régime de visa pour les citoyens turcs. Cette mesure a été annoncée par le Premier ministre Milojko Spajić, qui a déclaré sur son profil X : «  Demain, dans le cadre d’une procédure d’urgence, nous prendrons la décision de suspendre temporairement le régime de visa pour les citoyens turcs. Pour préserver l’activité économique et les bonnes relations bilatérales, nous engagerons prochainement des discussions intensives avec la République de Turquie, dans un esprit de coopération et d’alliance, afin de trouver le meilleur modèle dans l’intérêt commun.   »

Ces événements se déroulent dans un contexte de fortes tensions géopolitiques et internes. Après l’instauration des sanctions contre la Russie, le Monténégro a perdu une part importante des investissements russes, notamment dans le tourisme et l’immobilier. Cette vacance économique a été progressivement comblée par d’autres acteurs, notamment des entreprises turques, qui ont renforcé leur présence dans le pays. Bien qu’Ankara ne soit pas officiellement le principal investisseur, son influence dans le commerce, la construction et les services s’est considérablement accrue. Le Premier ministre Spajić maintient le cap d’une intégration européenne, avec l’objectif d’une adhésion à l’UE d’ici 2028. Cependant, les opinions restent partagées sur la politique migratoire. Les rumeurs récentes concernant l’accueil de migrants refusés par le Royaume-Uni ont provoqué une vive réaction, obligeant le gouvernement à démentir officiellement ces informations.

Les manifestations actuelles représentent un précédent préoccupant : elles pourraient être instrumentalisées par des groupes radicaux cherchant à susciter des émotions en exploitant d’anciens traumatismes culturels. Les forces nationalistes s’appuieront très probablement sur la mémoire historique de la lutte contre l’Empire ottoman, en établissant des parallèles trompeurs entre le passé et le présent. Dans la conscience historique monténégrine, la résistance à l’Empire ottoman constitue le fondement de l’identité nationale. Bien que le pays ait formellement fait partie des possessions ottomanes dès le XVe siècle, le contrôle réel du sultan n’a jamais atteint les régions montagneuses. Les clans locaux ont conservé leur autonomie, et grâce à un relief difficilement accessible et à une tradition militaire solidement ancrée, les Monténégrins ont repoussé pendant des siècles les tentatives de soumission — depuis la bataille de Krusi en 1796 jusqu’à la reconnaissance internationale de l’indépendance au Congrès de Berlin en 1878.

Dans le contexte actuel de changements économiques et de tensions internes, les rues de Podgorica se remplissent à nouveau de slogans nationalistes, faisant écho à l’ancien affrontement avec l’Empire ottoman et aux craintes liées à une «  nouvelle présence turque  ». Si cette escalade n’est pas maîtrisée, l’Union européenne pourrait percevoir ces événements comme un signal d’instabilité politique, compliquant ainsi le parcours du Monténégro vers l’adhésion à l’UE. Au final, le pays se retrouve pris entre deux feux : d’un côté, la mémoire historique qui alimente la fierté nationale, de l’autre, une réalité qui impose modération, tolérance et équilibre politique.