Blog • Badlands et borderlands d’Albanie. Hommage à T.J. Winnifrith

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Paru en 2002, Terres de sang, terres de frontière : une histoire de l’Albanie du Sud / Épire du Nord clôt le cycle consacré aux Balkans par T.J. Winnifrith (1938-2020). Si l’avant-titre renvoie plutôt au film « Le pas suspendu de la cigogne » de Theo Angelopulos et aux tensions croissantes à la frontière entre la Grèce et l’Albanie dans les années 1990, le livre porte en réalité sur l’histoire longue d’une région que les deux États se partagent de nos jours.

Une image du film « Le pas suspendu de la cigogne »

« Jusqu’à une date récente, les Grecs revendiquaient formellement une région qu’ils appelaient Épire du Nord », nous avertit d’emblée l’auteur pour signifier qu’il s’agit d’un « terme politique » qui ne correspond pas forcément au terme historique ou géographique (p. 24). Aussi préfère-t-il parler d’Albanie du Sud, celle située au nord du fleuve Shkumbin ne faisant pas l’objet du livre. Professeur de lettres à l’Université de Warnick, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les sœurs Brontë, doté d’une solide formation classique, Winnifrith procède ici comme dans ses autres ouvrages historiques sur les Balkans à un voyage dans le temps ponctué de remarques sur l’actualité à laquelle peut être confronté le voyageur de nos jours. Son but : interroger les mythes nationaux qui opposent les uns aux autres les habitants de ces contrées en invitant le lecteur à débattre autour de questions pas toujours facile à trancher.

Les sujets abordés sont forcément sensibles. « Alors qu’il fournit une admirable histoire de l’Albanie pendant plus d’un millénaire, Byllis (le site archéologique visité par l’auteur en 1999) fait aussi apparaître un peu trop facilement le fait que l’histoire de l’Albanie implique des peuples autres que des Albanais » (p. 30), fait-il remarquer en montrant comment les archéologues albanais relèvent prudemment l’existence de plusieurs forts illyriens dans les alentours du site tandis qu’à l’intérieur on trouve un théâtre, un stade et une agora construits dans un style typique hellénistique, des inscriptions en latin de la période suivante, tout une série d’églises chrétiennes et le palais épiscopal découverts récemment, des murs intérieurs qui indiquent que la forteresse a été restaurée sous Justinien pour renforcer la défense de l’Épire, des monnaies gothiques du temps de Totila, qui avait envahi l’Épire en 550 avant que la région ne succombe pour une longue période aux pressions des Barbares. « Les contributions albanaises à cette aire semblent avoir été juste les nids de poule rencontrés pour accéder au site et les installations pétrolières rouillées », ajoute-t-il à la fin de ce passage en écho au mauvais état des routes lors de son passage (p. 30).

Retour à Thucydide et Strabon

S’il expédie aussi sèchement le mythe de la glorieuse ascendance illyrienne dont se réclament les Albanais modernes, c’est pour faire le point de manière aussi raisonnable que possible sur la prétendue grécité sans interruption depuis la nuit des temps de ce que les nationalistes encore aujourd’hui appellent l’Épire du Nord. Pour cela, il passe en revue avec méthode les sources littéraires, les chroniques de l’époque, les données historiques établies, les inscriptions, les suppositions vraisemblables, étayées par une argumentation cohérente, celles qu’il faut écarter catégoriquement.

Un exemple : il n’y avait aucun doute que l’Épire était habité par des tribus barbares pour Thucydide, l’historien le plus fiable, qui écrivait à la fin du Ve siècle avant J.-C., note Winnifrith, tandis que quatre siècles plus tard, le géographe Strabon n’identifiait pas les Épirotes aux Grecs tout en prenant soin de les distinguer des Illyriens… A la question de la langue parlée par les Épirotes, les érudits grecs, suivis souvent par les Occidentaux, répondent le grec, malgré les affirmations de Thucydide et Strabo, tandis que selon les Albanais ils parlaient l’illyrien, en dépit la distinction de Strabo. Dans le livre, la démonstration est faite tout en nuances dans un chapitre consacré à la Grèce entre 1200 et 400 avant J.-C. (p. 36-49).

A plusieurs reprises, Winnifrith procède à des projections et des comparaisons inattendues, des fois déconcertantes, d’autres fois stimulantes à leur façon. « En 1200 (à la veille du saccage et de l’occupation de Constantinople par les croisés pendant un demi-siècle) la frontière politique et ethnique devait être difficile à déterminer. Une situation similaire se présente dans les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale quand la Grèce, forte des succès remportés pendant la guerre, a revendiqué et, un temps, a exercé sa souveraineté sur le sud de l’Albanie de même que sur la Thrace et le nord-ouest de la Turquie. Bizarrement, ces revendications, qui constituaient à peu près le maximum des revendications de la Grande Idée formulées par le nationalisme grec au XIXe siècle, délimitaient avec précision les frontières de l’Empire byzantin du début du XIIIe siècle. En 1920 comme en 1200, il y avait des aires en Albanie, Macédoine et Anatolie où se trouvaient des grécophones au-delà de la frontière mais plutôt davantage encore de non-grécophones à l’intérieur de la frontière. En 1920, ces gens ont causé des problèmes politiques, en 1200 beaucoup moins, mais dans les deux cas le statut de la frontière avec ces aires a fait l’objet de disputes. » (P. 90.)

Il s’attaque ainsi à des choses que les chercheurs en sciences humaines et les historiens sérieux préfèrent souvent éviter mais qui passionnent le commun des mortels dans les Balkans avec les conséquences que l’on sait pour ce qui est des tensions et des conflits à caractère peu ou prou national. « Sans doute, le passé de l’Albanie, comme celui de l’Irlande, est si sanglant qu’il y ait la tentation de l’éluder moyennant quelques euphémismes. Alternativement, il y a la tentation, qui prévaut dans la culture académique contemporaine, de dire qu’il n’existe pas de vérité objective, d’histoire réelle, mais seulement diverses formes de rhétorique subjective qui est à expliquer dans un jargon prétentieux. Tant les euphémismes anodins que le jargon incompréhensible sont peut-être plus difficiles à défendre contre les si clairs, si stridents mais faux et dangereux mythes sur les Balkans qui prétendent être l’Histoire ? (p. 141).

Autrement dit, les arguments de ceux qui pour de bonnes ou de mauvaises raisons se mettent en retrait au sujet de ces mythes ne font pas le poids par rapport aux arguments, extravagants à souhait, brandis par ceux qui s’y accrochent coûte que coûte ou encore par ceux qui s’en emparent pour satisfaire leurs propres intérêts.

Ali Pacha, le Bonaparte musulman

La responsabilité des historiographies nationales en la matière est considérable puisque ses représentants se contentent de taire les exagérations manifestes lorsqu’ils ne fournissent pas des arguments nouveaux les accréditant. En les remettant en cause, Winnifrith fait un travail salutaire. En effet, bien d’historiens sérieux occidentaux qui ont des tangences avec les Balkans préfèrent s’en tenir à des observations critiques prudentes par crainte de contrarier leurs collègues balkaniques avec lesquels ils peuvent être amenés de collaborer, de bloquer leur accès aux archives ou de se lancer dans des polémiques embarrassantes. Sur place, les voix critiques ne manquent pas, mais n’arrivent pas toujours à se faire entendre.

Enfin, à propos de la figure controversée d’Ali Pacha, longtemps véritable épouvantail pour les foyers balkaniques, Winnifrith signale sa revalorisation dans les milieux académiques balkaniques et grecs en particulier qui voient depuis quelque temps en lui le héraut des changements à venir au sein de l’Empire ottoman et de la révolution grecque et émet des réserves sur l’ouvrage de l’historien étasunien K. Fleming, qui s’inspire de manière plutôt simpliste des thèses développées par Edward Said dans Orientalisme (1978). Dans The Muslim Bonaparte : diplomacy and orientalism in Ali Pasha’s Greece (1999), cet auteur a tendance à mettre dans le même sac les ouvrages vouant aux gémonies de manière quelque peu caricaturale Ali Pacha en Occident au XIXe siècle et de précieuses sources historiques comme les écrits du colonel Leake et Holland (p. 116) [1].

Aigles brisés

La démarche de Winnifrith est d’autant plus méritoire qu’elle remonte aux années qui précèdent les bouleversements des années 1990 dans les Balkans et les tensions ethniques, religieuses et nationales qui s’en sont suivies. Fruit des recherches et voyages de l’auteur dans les années 1980, le premiers livre de la série paraît en 1987. Il s’agit de The Vlachs, history of a Balkan People [2] salué par le site Farsarotul Societycomme le meilleur livre d’histoire en langue anglaise sur les Aroumains jusqu’à nos jours depuis Nomads of Balkans de Wace & Thompson (Londres, 1914) dans un message transmis à sa famille au lendemain de son décès survenu le mois dernier. Sans doute, le choix du seul peuple autochtone d’une quelconque importance dans la région à ne pas disposer d’un Etat national à même de « décider » de son histoire n’est pas dû au hasard. Dans un sens, les deux ouvrages qui ont suivi le prolongent et le complètent. Dans Shattered eagles, Balkans fragments (1995), il revient avec notamment des informations sur les Aroumains d’Albanie, pays qu’il n’avait pas pu visiter auparavant, tout en évoquant d’autres minorités atypiques tels les Pomaks, les Yörök, les Juifs ou les Roms.

Sans loi et sans racines mais dotés d’un sens particulier d’organisation, les Vlachs...

Enfin, dans le dernier en date, Badlands, borderlands..., il pointe avec insistance un aspect souvent négligé, à savoir le destin commun en plusieurs occasions des Albanais et des Aroumains en Épire. « Les Albanais ne sont pas mentionnés avant le XIe siècle et les Vlachs pas avant le Xe. Les deux doivent bien venir de quelque part, bien que leur relation avec les anciens Illyriens et les latinophones de l’Empire romain est obscure. » (P. 72) Des Aroumains se sont retrouvés aux côtés des Albanais lors des grandes migrations de ces derniers vers le sud au XIVe siècle. Connus en Grèce jusqu’à nos jours sous le nom vaguement désobligeant d’Arvanitovlahos, ceux-ci ont mieux résisté à la grécisation que les membres d’autres communautés aroumaines du Pinde (p. 110). « En constant mouvement, ces nomades sont souvent difficile à retrouver. » « Sans loi et sans racines mais dotés d’un sens particulier d’organisation », (p. 77) les Vlachs incarneront en Épire longtemps la figure du « berger errant ». Pourtant c’est bien en Albanie du Sud que se trouve Moschopolis (Voskopojë), la cité florissante au XVIIe siècle que les Vlachs ont fondée.

C’est dans la préface des Shattered Eagles que l’on trouve le mieux exprimée la position de Winnifrith. Elle a été rédigée juste au moment de la parution du livre de Noel Malcolm Bosnia : a short story (1994) lorsque l’auteur se trouvait « dans les villages des montagnes de l’Albanie du Sud où Vlachs, Grecs et Albanais sont si inextricablement liés les uns aux autres ». « En essayant de démontrer, assez correctement, que la Bosnie n’est pas simplement une expression géographique mais a sa propre identité, Malcolm tend à accréditer deux mythes auxquels les nationalistes ne manqueront de s’accrocher. Le premier est qu’il existerait des groupes raciaux distincts (…) Il n’en est rien et nous avons tous de nombreux ancêtres, comme Malcolm le démontre pour les Serbes, souvent des Vlachs à l’origine. Le deuxième mythe est qu’une race serait supérieure à une autre parce qu’elle s’est établie avant elle dans la région. » (P. 7-8.) Si la critique est peut-être trop sévère, elle témoigne en revanche du souci constant de l’auteur de ne pas céder aux facilités en procédant à des interprétations hasardeuses aux conséquences douteuses sur le terrain.


Une mise au point d’Eric Lhôte

Suite à la publication de cette chronique, Éric Lhôte m’a envoyé le message que voici :

« Merci pour cette intéressante référence. Je constate toutefois que les idées restent confuses quant au problème albano-grec.
1°) Les Épirotes sont indubitablement des Grecs, plus précisément des Doriens. Les doutes de Thucydide ne résultent que de préjugés athéniens. Les inscriptions récemment publiées ne font que confirmer cette proposition.
2°) Les Illyriens sont mal connus, et la filiation entre Illyriens et Albanais est improbable.
3°) Il ne faut pas confondre le cas d’Apollonie et Épidamne (Durrës), qui sont des colonies corinthiennes en Illyrie, avec celui de Byllis. Byllis est une cité grecque, dont le nom est tiré d’un toponyme illyrien : ill. Byllis = grec Phyllis "la feuillée". Ci-joint une consultation de la cité de Byllis à Dodone au IVe s. av., qui prouve que Byllis était une cité grecque, n’ayant d’illyrien que le nom. »

Nicolas Trifon : En effet, Éric, tu es le mieux placé pour te prononcer sur cette question, et je te remercie pour ces observations tout en renvoyant le lecteur à ta thèse parue chez Droz à Genève en 2006 sous le titre Les Lamelles oraculaires de Dodone.

Pour ma part, je me suis contenté de présenter la position de Winnifrith. Elle est correcte « politiquement », puisque ce n’est pas parce que les habitants du sud de l’Albanie moderne étaient des Grecs pendant l’Antiquité que l’Etat moderne grec a des droits sur ce territoire peuplé majoritairement par des Albanais. La position de Winnifrith est en revanche discutable dans la mesure où il force le trait pour renvoyer les points de vue albanais et grec dos à dos. Dans le même temps, ce n’est pas parce que la présence dans cette région des futurs Albanais n’est pas attestée en bonne et due forme par les chroniques, les fouilles archéologiques ou les inscriptions, qu’elle est exclue.

Je devrais aussi rappeler, d’une part, que la démonstration de cet auteur est difficile à résumer parce qu’il ne tranche vraiment que très rarement et encore avec des réserves sur les questions soulevées. D’autre part, son objectif est forcément difficile à atteindre. Il se propose de retracer l’histoire d’une région qui par le passé n’a connu d’existence peu ou prou politique autonome que pendant de courtes périodes. En effet, comme le rappelle Winnifrith, cette région historique aujourd’hui divisée entre deux États n’est pas devenue elle-même un État à l’instar de la Grèce, l’Albanie ou, depuis peu, la Macédoine du Nord. A noter, enfin, que, en Grèce comme en Albanie, les Epirotes de nos jours conservent une certaine spécificité comme l’indique par exemple, indirectement mais de manière significative, les formes dialectales particulières du grec, de l’albanais et de l’aroumain parlés dans cette région.

Notes

[1Souvent novateurs et passionnants, les travaux inspirés par les thèses orientalistes sur les Balkans, à commencer par l’excellent Imagining the Balkans (1997) de Maria Todorova présentent cependant à mes yeux l’inconvénient de nous apprendre davantage sur le regard et les visées des Occidentaux sur les Balkans que sur les réalités balkaniques au cours de l’histoire. Or pour se faire une idée plus claire sur ces réalités nombre de ces écrits des auteurs occidentaux sont des sources et des références indispensables.

[2Chez le même éditeur londonien, Duckworth, que les deux livres qui ont suivi. En français cf. le compte rendu de 1996 « T.J. Winnifrith à la rencontre des Aroumains », dans Le Combat=Lupta, n° 268.