Lanceur d’alerte en Albanie : le long combat du policier Zagani contre le cannabis

| | |

En 2015, bien avant que l’affaire Tahiri n’éclabousse le gouvernement Rama, un chef de la police albanaise sonnait l’alerte. Ses découvertes sur l’ampleur du trafic de cannabis, peu appréciées des autorités, en ont en fait une persona non grata dans son propre pays. Dritan Zagani est aujourd’hui réfugié politique en Suisse.

Cet article est accessible gratuitement pour une durée limitée. Pour accéder aux autres articles du Courrier des Balkans, abonnez-vous !

S'abonner

Par Jérôme André

Dritan Zagani
Youtube

Il a forcément dû s’en réjouir. Le 16 octobre dernier, la police sicilienne procédait à l’arrestation de plusieurs personnes dont un important chef mafieux albanais, Moisi Habilaj, cousin de Saimir Tahiri, ministre de l’Intérieur de 2013 au printemps 2017. Cet événement, Dritan Zagani, l’attendait depuis longtemps. Depuis deux ans, l’ancien policier originaire de Shkodër, aujourd’hui réfugié en Suisse, ne cesse d’interpeller les médias albanais sur l’ampleur du trafic de drogue dans son pays.

En 2013, alors chef de la brigade des stupéfiants de la région de Fier, une ville du Sud de l’Albanie, Dritan Zagani est sur la piste de trafiquants. Et les découvertes sont au rendez-vous. Par avion, par bateau, des quantités importantes de cannabis sont transportées de l’autre côté de l’Adriatique. Des informations le mènent près d’un petit village, au nord de Fier. Au milieu des champs, au bout d’un sentier de terre, il assiste avec ses supérieurs à l’atterrissage d’un jet privé sur une piste goudronnée. Pendant que des 4x4 aux vitres sombres bloquent la route, des caisses sont chargées dans l’avion. Celui-ci redécolle quelques minutes après avoir atterri. Il sera intercepté un peu plus tard par la Guardia di Finanza près de Turin.

Des découvertes dérangeantes

Alors que le gouvernement albanais prépare une spectaculaire opération contre les trafiquants de drogue de Lazarat, Dritan Zagani poursuit ses enquêtes. Celles-ci le mènent sur la piste d’une mystérieuse Audi A8 noire aux vitres fumées, repérée à plusieurs reprises à la frontière grecque et en Sicile, et qui semble être utilisée par les hommes du clan Habilaj. Dritan Zagani découvre que la voiture est enregistrée sous le nom de Saimir Tahiri, alors ministre de l’Intérieur et réputé proche du Premier ministre, Edi Rama. La découverte de trop.

Après en avoir informé ses supérieurs, Zagani se retrouve lui-même suivi et mis sous écoute. Ses tentatives visant à mettre la main sur les trafiquants sont vouées à l’échec, les personnes ciblées par ses enquêtes étant prévenues à l’avance de ses plans. Désespéré de constater l’inaction des autorités, Zagani aurait alors fourni des informations à la police italienne, espérant que celle-ci procède à des arrestations, de l’autre côté de l’Adriatique.

Malgré la coopération affichée entre les autorités albanaises et italiennes en matière de lutte contre le trafic de drogue, cet excès de zèle se retourne contre le policier. Dritan Zagani se retrouve sous le coup d’une enquête judiciaire et sa maison est perquisitionnée. La Cour des crimes graves de Tirana l’accuse d’abus de pouvoir, de collaboration illégale avec la police italienne et de collusion avec un groupe mafieux. Arrêté, il restera six mois et huit jours en prison.

En juillet 2015, Dritan Zagani est finalement libéré par le Procureur, sans avoir jamais été entendu par la justice, mais le juge, lui-même placé sur la liste noire des magistrats albanais par les États-Unis, maintient l’assignation à domicile du prévenu. Zagani décide donc de faire part de ses découvertes aux médias albanais. Conséquence, ses proches reçoivent bientôt des menaces de mort.

Réfugié politique en Suisse

Sa famille s’enfuit pour l’Italie, avant d’arriver à Bâle, en Suisse. Une exfiltration probablement rendue possible par les liens étroits que Dritan Zagani aurait noués avec certains responsables de la Guardia di Finanza, qui ont toujours anonymement vanté le professionnalisme du policier albanais.

Durant l’attente de l’étude de sa demande d’asile, Dritan Zagani devient l’ennemi public numéro un en Albanie. Le Premier ministre Edi Rama l’accuse publiquement de fuir la justice de son pays et deux demandes d’extradition via Interpol sont adressées à la Confédération helvétique. Fin mars 2017, Dritan Zagani obtient finalement l’asile politique.

Depuis l’arrestation des frères Habilaj, l’enquête du parquet de Catane suit son cours. En Albanie, le Procureur général mène également des investigations sur les liens supposés de Saimir Tahiri avec les activités criminelles du clan Habilaj. Victime d’une inévitable instrumentalisation politique, Dritan Zagani est régulièrement la cible de violentes calomnies de la part de médias proches du gouvernement. Le lanceur d’alerte continue malgré tout de témoigner.

Il y a quelques mois, l’opposition s’était servi de l’histoire de Zagani pour dénoncer la « cannabisation » de l’Albanie, sans obtenir de soutien international. Cette position serait-elle en train d’évoluer ? Derrière les images qui montrent des saisies spectaculaires, des arrestations et des incendies de champs de cannabis, des tonnes de drogue continuent d’arriver en Grèce et en Italie. Après les révélations de « l’affaire Tahiri », les diplomates européens et américains s’interrogent sur le soutien à apporter à l’actuel gouvernement d’Edi Rama, qui dément toute collusion avec les trafiquants.

Dans le même temps, les rapports expliquant que l’Albanie est la plaque tournante de tous les trafics de la région sont en train de s’accumuler. Dernièrement, l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s’est interrogée sur l’ampleur des achats de vote lors des dernières législatives, qui ont vu le Parti socialiste (PS) remporter une large majorité.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.