Albanie : les bunkers d’Enver Hoxha, nouveaux refuges des chauves-souris

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À quoi peuvent bien servir les centaines de milliers de bunkers construits sous le régime d’Enver Hoxha ? Les Albanais ne cessent de se poser la question depuis un quart de siècle, mais les chauve-souris, elles, savent profiter des tunnels et de leurs galeries fraiches et sombres. Quelques passionnés des chiroptères s’engagent à leur suite. Reportage.

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Par Louis Seiller

Deux chauves-souris dans un bunker
© Louis Seiller / CDB

Passées les dernières résidences de luxe récemment sorties de terre, le goudron s’arrête. Encore quelques oliviers et le chemin caillouteux se poursuit vers les « collines du soleil ». En bas, Tirana et son béton paraissent poursuivre en temps réel leur inexorable extension, mais, au sommet, les troupeaux de chèvres défendent toujours leur territoire. C’est la fin d’après-midi et elles profitent du maquis en pleine floraison printanière. « Je ne suis pas sûr qu’ils soient toujours là, ça change à chaque fois ! » Dès qu’il a un peu de temps libre, Ervis Loçe aime partir « en expédition ». Armé d’une lampe frontale et d’un détecteur à ultrasons, il se glisse dans les tunnels et les bunkers hérités de la période communiste.

De 1944 à 1985, sous la dictature d’Enver Hoxha, des centaines de milliers de blockhaus ont recouvert les plages et montagnes du pays, fiers remparts du régime contre les menaces d’invasions pesant sur la patrie socialiste. Les ennemis tant attendus ne sont jamais venus, mais ces outils de défense sont devenus les abris prisés et très recherchés d’animaux bien méconnus. Proches de nous au quotidien, les chauves-souris — un millier d’espèces différentes — représentent 20 % des mammifères de la planète. « Les bunkers et les tunnels forment un habitat idéal pour elles », assure Ervis. « Ils sont utilisés tout au long de l’année, que ce soit au cours des migrations, pour la reproduction ou pour l’hibernation. La température y est relativement stable, et elles y sont peu dérangées. Enfin, normalement... » Face à l’explosion du secteur du bâtiment, les champignons de ciment d’Enver ne font pas le poids. « Pour récupérer l’acier, les gens les détruisent. En quelques années, des réseaux entiers de bunkers se sont volatilisés. » Bien que cela soit illégal, ces symboles de l’isolement du « pays des aigles » disparaissent peu à peu.

Les tunnels, c’est beaucoup plus difficile à mettre en pièces que les bunkers ! Les chauves-souris y sont encore relativement tranquilles...

« Les tunnels, ironise Ervis, c’est beaucoup plus difficile à mettre en pièces ! Les chauves-souris y sont encore relativement tranquilles... » Après quelques pas à l’intérieur, il faut faire appel aux lampes frontales pour se repérer dans l’obscurité. Ici, pas besoin de pressions d’entrepreneurs immobiliers, le tunnel s’effondre lentement sur lui-même. Au milieu des gravats, on peut déceler des traces de passages d’humains et d’animaux. Les salles s’accumulent presque à l’infini dans ce labyrinthe militaire. Tout à coup, plusieurs volatiles à l’envergure impressionnante frôlent les têtes à toute vitesse. Certains tournent un moment dans la pièce avant de s’accrocher tête en bas. « Les chauves-souris sont complètement inoffensives pour l’homme. Il y a beaucoup de légendes qui leur ont collé une mauvais réputation, mais c’est tout à fait infondé ! Dans un mouvement brusque, il est possible d’être heurté, mais elles n’attaquent pas. Elles cherchent juste un nouvel endroit pour se poser. »

© CdB/ Louis Seiller

Grâce à sa géographie riche et variée, l’Albanie est une région prisée des chiroptères, leur nom scientifique. Entre mer Méditerranée et montagnes alpines, grands lacs et zones lagunaires, présence de nombreuses grottes et survie de quelques vieilles forêts, la formidable diversité des milieux naturels du pays abrite au moins 32 des 45 espèces présentes sur le continent. « L’Albanie est dans le haut du panier européen ! Pour le nombre d’espèces, mais aussi l’importance de certaines colonies qui comptent parfois plus de 5 000 spécimens. » Philippe Théou est un chiroptérologue français qui travaille depuis six ans sur les spécimens de la région. Alors que seuls trois articles scientifiques avaient été rédigés avant 1990 sur la question en Albanie, il a permis un développement considérable des connaissances, mettant sur place un réseau « d’ambassadeurs des chauves-souris ». Grâce à leurs actions, ils ont ainsi pu protéger certains bunkers. « Plusieurs d’entre eux sont maintenant spécifiquement protégés pour leur importance vis-à-vis des chauves-souris. »

Un peu plus loin dans le tunnel, quelques chauves souris se laissent étonnamment observer de très près. Accrochées aux plafonds d’une salle de bain militaire en lambeaux, ces volatiles de l’obscurité tolèrent mieux la lumière rouge que les flashs. « Il y a plusieurs règles à respecter afin de ne pas les déranger », explique Ervis. « Le développement du tourisme dans les grottes pose de gros problèmes car certains groupes ne les respectent pas, il n’y a pas de prise en compte de la biodiversité spécifique à ces lieux. » Pour Philippe, si certains projets et prises de conscience récents sont positifs, les chauves-souris d’Albanie, bien qu’officiellement protégées, font encore face à de nombreuses menaces et notamment celles pesant sur leur habitat. « La gestion des forêts au cours des vingt dernières années, l’exploitation des carrières proche des grottes, leur oubli au cours des études d’impacts ainsi que l’utilisation de bunkers comme décharges, tout ceci a un lourd impact sur les chauves-souris. »

La gestion des forêts au cours des vingt dernières années, l’exploitation des carrières, l’utilisation de bunkers comme décharges... Tout ceci a un lourd impact sur les chauves-souris.

Pour identifier une espèce, il faut savoir où et quoi regarder. De multiples critères comme une excroissance sur le museau ou une forme particulière des oreilles permettent au spécialiste de se prononcer. Mais pas seulement. En haut d’un nouvel escalier qui descend dans l’obscurité, le silence semble total. Pourtant, Ervis l’assure, « elles sont en train de communiquer ». Il sort son détecteur à ultrasons et une multitude de bruits aigus se font entendre, telle une mystérieuse symphonie. Comme les techniques de vol, l’étude des ultrasons que les chauves-souris émettent permet une meilleure connaissance de ces animaux généralement peu aimés, qui habitent pourtant parfois dans les maisons des hommes.

« La communication avec le public, avec des manifestations comme la nuit de la chauve-souris, a permis de changer les mentalités de nombreuses personnes », s’enthousiasme Philippe. « Il y a désormais des gens formés, qui sont capables d’expliquer aux utilisateurs des parcs l’importance de ces espèces pour les écosystèmes et l’économie humaine. » À l’autre bout du tunnel, la lumière perce enfin l’obscurité. La nuit tombe sur la colline, c’est l’heure pour ces « pesticides naturels » de quitter les bunkers d’Enver et de partir survoler la ville. Chaque année, ce sont plusieurs milliers de tonnes d’insectes qui sont mangés par les chauves-souris.

Ervis dans le tunnel.
© Louis Seiller / CDB

Pour aller plus loin : la page Facebook des amis des chauve-souris d’Albanie