Propos recueillis par Mimi Podkrižnik (journaliste à Delo)
Ali Žerdin est rédacteur en chef de Sobotna Priloga, le supplément du quotidien slovène Delo. Il a débuté sa carrière à la fin des années 1980, dans la rédaction de l’hebdomadaire Mladina.
Le Courrier des Balkans (CdB) : Si je dis Mladina, quelle est votre première pensée ?
Ali Žerdin (A.Ž. : Je pense à la gaminerie, à l’espièglerie. Jože Smole, journaliste, homme politique et personnalité importante du régime communiste yougoslave avait d’ailleurs un jour a reproché à l’hebdomadaire, dont il fut le rédacteur en chef durant la Seconde Guerre mondiale, de se comporter comme un gamin insolent.
CdB : Vous avez travaillé pour Mladina, quand vous étiez très jeune, à la fin des années 1980. Êtes-vous toujours un gamin insolent ?
A.Ž. : J’imagine que je le suis encore un peu, mais il n’y a aucun doute sur le fait que je l’étais à l’époque. Comme beaucoup de mes collègues, j’ai décroché en 1985 mon premier poste de journaliste à Radio Študent que j’ai quitté pour Mladina quatre ans plus tard... Il y avait une règle non écrite, qui voulait qu’une grande partie des journalistes travaillant pour Mladina soit issue de Radio Študent.
CdB : Vous êtes arrivé à Mladina à l’époque où vos collègues avaient déjà commencé à fortement critiquer le régime communiste yougoslave, n’est-ce pas ?
A.Ž. : Soyons plus exacts : ils avaient déjà brisé de nombreux tabous. Ces tabous étaient liés soit au passé, par exemple à Goli otok et aux massacres de l’après-guerre, soit à la démocratie, aux élections libres, au système du parti unique, aux libertés d’expression et de manifestation, aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’armée yougoslave, au non-alignement et aux autres axiomes intouchables en Yougoslavie... La question de l’indépendance de la Slovénie n’occupait pas une place très importante sur la liste des priorités du journal. Mais Mladina, dont l’équipe était très jeune - tout le monde avait moins de 30 ans -, a compris que l’indépendance pourrait être une bonne voie vers la démocratie. Ils n’avaient rien préparé, aucun programme pour un futur État slovène et, sur ce point, ils différaient beaucoup de Nova Revija, l’autre cercle intellectuel qui, lui, avait fait de l’indépendance sa priorité.
CdB : Les deux cercles se sont-ils soutenus ?
A.Ž. : Ils étaient rivaux, mais de façon très saine, tout en étant capable de s’épauler en période de crise. La première a surgi en 1987, lors de l’affaire des affiches (« plakatna afera ») quand beaucoup de collaborateurs de Mladina, de Nova revija et de Radio Študent ont signé une pétition intitulée « Appel à la raison ». La seconde est survenue au mois de mars 1988, à l’occasion de l’appel à un référendum sur des amendements constitutionnels qui auraient mené à la centralisation du pays. Autour de cette pétition, rédigée par des cercles proches à la fois de Nova Revija et de Mladina, se sont regroupées des institutions, et plus seulement des individus. C’est plus ou moins le même milieu qui a créé le 3 juin de la même année, sous l’égide de Mladina et dans ses locaux du 16 rue Resljeva, le Comité pour la protection des droits de l’homme. Sa charte a été écrite par Slavoj Žižek et signée par les collectifs Tribuna, Problemi, Časopis za kritiko znanosti et tant d’autres.
CdB : Comment les journalistes de Mladina s’y sont-ils pris pour casser les tabous de la Yougoslavie à la fin des années 1980 ?
A.Ž. : Dès qu’une information arrivait à la rédaction, nous nous efforcions de vérifier sa crédibilité et d’en faire quelque chose. Les textes étaient bien écrits, ils exigeaient une lecture complexe et profonde, ils requéraient un lecteur exigeant, qui n’aimait plus le socialisme et le projet yougoslave, pour ne pas parler du parti communiste mais qui montrait par contre beaucoup d’affinités pour les cultures alternatives…
Mladina disposait d’un vaste réseau dans toute la Yougoslavie. On recevait des lettres, des coups de téléphone, des documents de tous les coins du pays…
Nous avions du temps pour bien rédiger nos articles, le tirage était important : en 1988, on a vendu plus de cinquante mille exemplaires par numéro et nous étions vraiment bien payés. De plus, nos textes étaient toujours accompagnés soit par les excellents dessins de Tomaž Lavrič, de Zoran Smiljanić et d’autres collègues, soit par les formidables photographies de Tone Stojko. Mladina disposait d’un vaste réseau dans toute la Yougoslavie. On recevait des lettres, des coups de téléphone, des documents et des dossiers de tous les coins du pays… Sur la célèbre prison de Goli Otok, par exemple, ou bien sur les services de sécurité.
Parallèlement, on avait des liens importants avec la diaspora, quelle que soit son idéologie. La diaspora, slovène mais pas seulement, a reconnu dans Mladina un signe avant-coureur de la démocratie et elle voulait communiquer avec nous. Lors de la proclamation de l’indépendance et des dix jours de guerre qui ont suivi, Mladina a poursuivi sa mission journalistique, en restant éloigné des partis politiques. Les journalistiques de la rédaction faisaient de leur mieux pour expliquer le conflit à leurs collègues étrangers. Mais l’indignation était immense, le journal ne supportait pas que des chars détruisent le pays, que des gens soient tués.
CdB : Quel fut le rôle de Mladina dans le célèbre « Procès des quatre », en 1988 ?
A.Ž. : Trois des quatre acteurs du procès étaient directement liés à Mladina : Janez Janša qui y publiait de temps en temps des tribunes, le journaliste David Tasić et Franci Zavrl, le rédacteur en chef. Ivan Borštner, sous-lieutenant de l’Armée yougoslave (JNA) avait confié à Mladina un document confidentiel, bien que non classé comme tel. Ce que l’on sait, c’est que Tasič a donné ce document à Zavrl, qui l’a ensuite envoyé à Janša. Comme il contenait des informations selon lesquelles l’armée yougoslave se mettait à contrôler étroitement la société civile, il intéressait beaucoup Mladina, qui y a vu quelque chose de très important. Dès que les services de sécurité de l’État slovène ont découvert que le magazine avait eu accès au document, ils ont lancé discrètement une enquête, notamment autour de Janez Janša, chez qui il a été trouvé… Puis les services ont organisé une autre enquête, cette fois officielle, et ont de nouveau trouvé le document, mais pas uniquement chez Janša, mais aussi chez Tasić. Jusqu’aujourd’hui, on ne sait qui a pu mettre cette pièce sur sa table car il était certain de ne pas en avoir fait de photocopie...
Le procès de Ljubljana
Janez Janša a été arrêté au matin du mardi 31 mai 1988. Comme mardi est le jour d’impression de Mladina, on a imprimé aussi plusieurs dizaines de feuilles avec une notification disant que les services secrets venaient d’arrêter notre collaborateur Janez Janša. J’étais à cette époque rédacteur en chef de Radio Študent, j’ai été informé de l’affaire par Franci Zavrl, et on a tout de suite diffusé l’information sur les ondes… Cette arrestation a été photographiée par Tone Stojko, photographe de Mladina qui a compris assez tôt qu’il se passait quelque chose dans le bureau de Janša. Il s’est caché dans le bâtiment voisin, d’où il a fait cette célèbre photo. Il s’agissait de quelque chose d’extraordinaire, car normalement les arrestations étaient cachées au public.
CdB : Mladina est-elle entrée avec le « Procès des quatre » dans la mythologie slovène ?
A.Ž. : Disons que le journal est devenu une icône. S’il était devenu un mythe, il aurait fermé ses portes, ce qu’il n’a pas fait. En revanche, ce qui s’est transformé, c’est la figure de Janez Janša. Au moment de son arrestation, il était encore un inconnu, mais au fil du temps il est devenu culte, du moins pour ses partisans… Au début de notre entretien, nous avons parlé de l’insolence : le célèbre journaliste et photographe Ivo Štandeker, qui est malheureusement tombé à Sarajevo en 1992, avait par exemple publié la carte de la Yougoslavie divisée en deux, avec la Slovénie, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine au nord et le Monténégro, la Serbie et la Macédoine au sud, et avec une question ultra-provocatrice, « Voulez-vous vivre dans un tel pays ? » Le choc était énorme, tous les journaux yougoslaves en ont parlé. Et les Monténégrins ont demandé que l’on change la carte car ils voulaient faire partie du bloc du nord-ouest.
CdB : Lisez-vous toujours Mladina ?
A.Ž. : Oui.
CdB : Le journal est-il en déclin ?
A.Ž. : Il est devenu très tôt un critique acerbe de Janez Janša et ce dernier occupe une place centrale dans ses pages. Sa figure est devenue le fil rouge du journal, qu’il soit au pouvoir ou dans l’opposition. Avec une telle approche, on ne peut pas espérer viser un public très large.
CdB : Pourquoi Mladina attaque ainsi Janez Janša ?
A.Ž. : J’ai rencontré Janez Janša pour la première fois en 1986, quand il militait au sein d’un mouvement pacifique pour le droit des Témoins de Jéhovah à l’objection de conscience au service militaire. Ceux-ci risquaient de longues peines de prison. Ensuite, dans les années 1990, Janez Janša se battait au contraire, en tant que ministre de la Défense, pour que l’armée conserve le pouvoir d’intervenir dans la sphère civile. Mais à la fin de la décennie 1980, tout le monde convenait déjà que l’armée devait seulement défendre l’État et ses frontières. On a vite compris que Janša qui est une figure complexe et qui aime jouer seul, n’avait pas intériorisé cette norme civilisationnelle.
CdB : On critique beaucoup Janez Janša, aujourd’hui Premier ministre. Mais comme rien n’est tout noir ou tout blanc, parlez-moi de ce qui n’est pas totalement négatif chez lui ?
A.Ž. : De tous les hommes et femmes politiques slovènes, c’est lui qui maîtrise le mieux les techniques de gouvernance politique. Il comprend bien le système, ses instruments et ses outils, ainsi que les principes de l’organisation d’un parti sur le terrain. Il connaît et comprend aussi les détails de notre histoire, il ne manque pas d’énergie et travaille comme un forcené… Il est charismatique, du moins au sein de son camp politique, ce qui lui permet d’attirer toujours un quart des électeurs, du moins un quart de ceux qui votent. Et il a sans aucun doute certains mérites historiques, même s’il les considère comme plus importants qu’ils ne le sont en réalité.
CdB : Préfère-t-il les gens soumis aux gens intelligents ?
A.Ž. : Il s’entoure en tout cas des premiers, de gens qui sont moins capables que lui.
CdB : Janez Janša est apparu sur la scène publique en tant que journaliste. Comprend-il les médias contemporains ?
A.Ž. : Oui, il comprend bien les médias, mais il les perçoit comme des instruments politiques, sans leur concéder la possibilité de suivre une ligne indépendante. Selon lui, les médias sont toujours un outil dans les mains d’un autre, qu’il s’agisse de l’État profond, d’une organisation politique ou de grands capitaux.
Cet article est publié avec le soutien du ministère français de la Culture.