1991, dernier été de la Yougoslavie (1/10) • Milan Kučan : « Nous voulions la démocratie »

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Le 25 juin 1991, la Slovénie et la Croatie proclamaient leur indépendance, engageant le processus de démantèlement de la Yougoslavie. Depuis longtemps, les aspirations démocratiques slovènes se heurtaient à l’intransigeance de Slobodan Milošević. L’ancien président slovène Milan Kučan revient sur ces années cruciales. Entretien exclusif.

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Propos recueillis par Jean-Arnault Dérens et Simon Rico

Le président Milan Kučan, dans le café de la mosquée de Ljubljana
© Simon Rico / CdB

Né en 1941, Milan Kučan prend la tête de la Ligue des communistes slovènes en 1986. Il devient président de la Présidence de Slovénie en 1990, puis président de la République de 1991 à 2002. Il s’est opposé à Slobodan Milošević en défendant un programme de démocratisation de la Fédération yougoslave, avant d’engager son pays dans la voie de l’indépendance, proclamée le 25 juin 1991.

Le Courrier des Balkans (CdB) : Le 25 juin 1991, la Slovénie proclamait son indépendance. D’autres solutions auraient-elles été possibles ?

Milan Kučan (M.K.) : La désintégration de la Yougoslavie était la dernière option. La Fédération était en crise profonde. Après la mort de Tito, il n’y avait plus de solution autoritaire possible pour la résoudre. La présidence collégiale était faible et même l’Armée ne reconnaissait plus son autorité. La Yougoslavie était minée en profondeur. Les Serbes avaient tendance à la considérer comme une extension de la Serbie, une conception héritée de la première Yougoslavie royale, tandis que pour les autres nations, comme nous, les Slovènes, c’était un pays dont l’unité reposait sur le principe de l’égalité entre tous les peuples. Nous voulions une Fédération fonctionnelle.

Il ne pouvait pas y avoir de réformes économiques sans réformes politiques.

En 1989, Ante Marković, le dernier Premier ministre fédéral, avait lancé de grandes réformes libérales, très bien vues en Occident. Quand Jacques Delors est venu à Belgrade apporter le soutien de la Communauté économique européenne à ce programme, je lui ai répondu qu’il ne pouvait pas y avoir de réformes économiques sans réformes politiques. Il n’a pas beaucoup apprécié ma position… Le choix de l’indépendance était un choix compliqué : la Slovénie avait beaucoup investi dans les institutions fédérales, parce que nous croyions en l’idée yougoslave. En tant que président de la Ligue des communistes de Slovénie, je souhaitais que soient mises en place des réformes en profondeur pour sauver l’unité de la Fédération, mais je dois reconnaître mon échec.

CdB : Comment s’est dessiné le chemin vers l’indépendance ?

M.K. : Nous traversions un moment très particulier, celui de la fin de la Guerre froide. Je me souviens que quelques jours avant le 25 juin 1991, le secrétaire d’État américain James Baker était venu à Belgrade. Lors de notre rencontre, il m’avait fermement déconseillé de proclamer notre indépendance, me disant que les États-Unis ne la reconnaîtraient jamais. En vérité, il était déjà trop tard. Comme nous ne pouvions pas changer la Constitution, nous avions choisi d’en appeler au peuple. Le 25 décembre 1990, plus de 95% des Slovènes se sont prononcés pour l’indépendance par référendum, avec un taux de participation très élevé. Ce plébiscite nous donnait obligation de proclamer cette indépendance dans un délai de six mois, ce qui nous amenait à la date fatidique du 25 juin.

Au même moment, Milošević et Tuđman menaient des discussions secrètes sur le partage de la Bosnie-Herzégovine.

Bien sûr, nous avions conscience du risque de faire basculer la Yougoslavie dans la guerre. Pour éviter cela, nous avions fait voter au Parlement de Slovénie une résolution exigeant une séparation pacifique. La redéfinition de nos relations avec les autres républiques était délicate, surtout avec la Serbie de Slobodan Milošević. Quand je lui ai demandé s’il pouvait accepter que les Slovènes forment leur État, il m’avait répondu en me demandant si je pourrais accepter la même chose pour les Serbes. Je lui ai répondu que les mêmes droits devaient valoir pour tous, et cela a été parfois compris comme un feu vert au projet nationaliste serbe. Or, ma réponse impliquait évidemment que le droit des Serbes ne remette pas en cause ceux des autres peuples. Au même moment, durant le printemps 1991, Slobodan Milošević et Franjo Tuđman menaient des discussions secrètes pour que la Serbie et la Croatie se partagent la Bosnie-Herzégovine.

CdB : Comment avez-vous réagi au « non paper » attribué aux actuelles autorités slovènes, et qui a provoqué une large vague d’inquiétude ce printemps ?

M.K. : La seule solution pour les Balkans, ce sont des États citoyens, qui respectent les droits de tous les peuples. Malheureusement, les obsessions nationalistes sont toujours présentes, 30 ans après la désintégration violente de la Yougoslavie, et la Slovénie n’est pas épargnée. Le « non paper » attribué au Premier ministre Janez Janša relève de la même logique que celle qui prévalait lors de ces discussions secrètes entre Milošević et Tuđman. Les nationalistes sont toujours obsédés par l’idée de changer les frontières. Le problème, c’est que de nombreuses questions territoriales sont restées en suspens au moment des indépendances. Beaucoup de frontières ne sont toujours pas fixées entre les États issus de la désintégration de la Yougoslavie le conflit maritime entre la Croatie et la Slovénie autour du golfe de Piran est sûrement le plus connu. La région ressemble toujours à un champ de mines, où toute revendication territoriale ou identitaire est prétexte à conflit.

Janez Janša n’a jamais voulu assumer la paternité de ce « non paper » et les médias proches du gouvernement m’ont même accusé d’être à l’origine d’un précédent, d’un funeste projet de découpage de la Bosnie-Herzégovine ! C’est évidemment absurde. Ils ont cité un document de 2011 que j’avais rédigé à la demande du Premier ministre de l’époque, Borut Pahor, qui est aujourd’hui président de la République. Il s’agissait d’une réflexion en vue d’une réunion européenne visant à sortir la Bosnie-Herzégovine de l’impasse. Ce document, initialement transmis à plusieurs responsables européens, dont Herman Van Rompuy et Angela Merkel, a été déclassifié par la Slovénie en 2015. J’y rappelais la nécessité de réformer la Constitution issue des Accords de Dayton, une réflexion qui doit, selon moi, associer l’Union européenne, les États-Unis, la Serbie et la Croatie. Jamais je ne parlais de redéfinir les frontières bosniennes... Ce qui me rassure aujourd’hui, c’est la menace de l’administration Biden de placer sur liste noire tous ceux qui voudraient déstabiliser les Balkans.

CdB : Savez-vous qui figure sur cette liste secrète ?

M.K. : Non, et je n’ai pas l’intention d’aller à Washington pour savoir si mon nom y figure ! (rires)

CdB : Dès 1986, quand vous prenez la direction de la Ligue des communistes slovènes, la république s’engage dans un programme de démocratisation. Quelles ont été les réactions au sein de l’appareil communiste yougoslave ?

M.K. : À l’époque, le slogan officiel était : « Après Tito, Tito ». L’idée, c’était que la présidence collégiale, qui avait pris la relève après sa mort, incarne à son tour la Yougoslavie. Mais cela n’a jamais été le cas. Outre la Ligue des communistes, l’autre pilier du régime, c’était l’Armée populaire yougoslave, la JNA. L’armée se présentait comme le dernier héritier du Maréchal Tito, l’incarnation de la lutte antifasciste des partisans, qui avait servi de ciment à la nation yougoslave. Le problème, c’est qu’en démocratie, l’armée ne peut pas devenir un acteur politique. De fait, il y avait une incompatibilité évidente entre la trajectoire de la Slovénie et ce que prétendait incarner la JNA. En 1989, l’Armée était montée au créneau face à la crise dans laquelle la Fédération socialiste s’enfonçait irrémédiablement : si les politiques n’étaient pas capables de trouver une solution, les militaires s’en chargeraient. La menace était bien réelle. C’est grâce à la seule voix de Bogić Bogićević, le représentant de la Bosnie-Herzégovine dans la présidence de la Yougoslavie, que la loi martiale n’a pas été décrétée. Cela aurait permis à la JNA d’écarter tous les gouvernements nouvellement élus en Slovénie, mais aussi en Croatie, en Bosnie-Herzégovine et en Macédoine.

Pour Belgrade, la Slovénie était devenue le principal facteur de déstabilisation de la Yougoslavie.

Le début de la crise yougoslave remonte à l’adoption de la Constitution de 1974, que les Serbes ont immédiatement dénoncée comme une tentative de confédéralisation de la Yougoslavie. Cette Constitution prévoyait pourtant pour la première fois la nécessité d’une démocratisation. Douze ans plus tard, la Slovénie a entamé sa transition vers la démocratie. Cela s’est d’abord exprimé dans les organisations de la jeunesse ou l’association des écrivains. Les frustrations causées par la crise de l’État commun s’exprimaient dans certains médias, Radio Študent, Nova Revija ou évidemment Mladina. Comme tous les dirigeants slovènes, j’étais pris entre deux feux - d’une part, la pression populaire, de plus en plus forte, et celui des institutions yougoslaves d’autre part. Pour Belgrade, la Slovénie était devenue le principal facteur de déstabilisation de la Yougoslavie. Mais nous étions décidés à poursuivre cette démocratisation et nous avons donc soutenu beaucoup de revendications portées par la société civile. Notre programme « Evropa Danas » (« L’Europe aujourd’hui ») tenait d’ailleurs en deux grands points : la démocratisation de la Yougoslavie et son intégration européenne.

Lors d’un meeting à Ljubljana, j’ai déclaré que les mineurs de Trepça défendaient la Yougoslavie et la Constitution en faisant grève.

Lors du XIVe congrès extraordinaire de janvier 1990, la Ligue des communistes de Slovénie a défendu un programme très réformateur, mais Slobodan Milošević et ses alliés ont tout refusé, comme nous nous y attendions. Quand nous avons claqué la porte avec les Croates, nous savions que cela signifiait la fin de la Yougoslavie. Mais pour la Slovénie, il était inconcevable d’évoluer vers le respect des droits humains et le développement économique au sein d’une telle Fédération socialiste. À l’époque, je dois reconnaître que nous étions inquiets, on regardait toujours le Kosovo en craignant que la Slovénie soit la prochaine sur la liste de Belgrade. Nous avons eu beaucoup de chance : la réussite de l’indépendance n’a tenu qu’à un fil.

CdB : Redoutiez-vous véritablement un « scénario kosovar » en Slovénie ?

M.K. : Bien sûr ! Cela aurait supposé la proclamation de l’état d’urgence dans notre république, comme le souhaitait l’armée. Lors d’un meeting à Ljubljana, j’ai déclaré que les mineurs de Trepça défendaient la Yougoslavie et la Constitution en faisant grève : c’était en effet l’Armée et Slobodan Milošević qui remettaient en cause le cadre constitutionnel de 1974.

CdB : Aujourd’hui, 30 ans plus tard, quel regard portez-vous sur l’indépendance ?

M.K. : Je considère les trois décennies qui viennent de s’écouler comme des années de réussite. Surtout les deux premières. Par rapport aux objectifs que nous nous étions fixés, nous avons fait beaucoup, notamment pour améliorer les conditions de vie des Slovènes. Mais ensuite, le désenchantement est venu. Peut-être à cause des difficultés qu’a connues l’UE, surtout depuis la crise financière de 2008. Même si l’UE n’est pas une fédération mais une Union d’États, elle rencontre aujourd’hui certains problèmes identiques à ceux qu’a connus la Yougoslavie.

L’UE rencontre aujourd’hui certains problèmes identiques à ceux qu’a connus la Yougoslavie.

Nous avions la possibilité et même le devoir de prévenir nos partenaires : ces problèmes ont mené à la destruction de l’État yougoslave. Or, aucun de ceux qui étaient en mesure de le faire n’a voulu établir ce parallèle, comme si la Slovénie n’avait plus aucun lien avec la Yougoslavie. Je crois pourtant que l’Union européenne aurait eu besoin de cette mise en garde. Personnellement, en tant qu’ancien président, j’attire souvent l’attention de mes interlocuteurs sur cette question, mais je n’ai plus le poids d’un représentant officiel. L’un des problèmes que je souligne, c’est la nécessité de réduire les différences de niveau de développement économique et celle de bien contrôler, au niveau européen, l’utilisation des fonds alloués à chacun des pays membres. Pour éviter de refaire les mêmes erreurs, il est nécessaire de tirer des leçons du passé. La montée en puissance des ultraconservateurs au sein de l’Union ne laisse rien présager de bon.

CdB : Vous avez choisi de nous recevoir dans le café de la nouvelle mosquée de Ljubljana. Pourquoi ce lieu ?

M.K. : Parce que c’est un symbole fort de la Slovénie que nous aimons. Il y a eu beaucoup de polémiques autour de sa construction. Certains prétendaient qu’il n’était pas possible d’ériger un minaret dans le ciel catholique de la Slovénie... Au final, la mairie de Ljubljana a donné un terrain et elle a pu être construite. C’est un des plus beaux bâtiments contemporains construits depuis l’indépendance ! J’y suis très attaché, car les Bosniaques représentent depuis des décennies une composante importante de la société slovène.


Cet article est publié avec le soutien du ministère français de la Culture.