Blog • L’externalisation de la politique migratoire européenne dans les Balkans (1)

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Entre 2006 et 2013, l’analyse de dix pays des Balkans (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Roumanie, Serbie, Slovénie) révèle une multiplication par deux du nombre de centres de détention d’étrangers, et une multiplication par quatre de la capacité d’accueil de ces centres. Derrière cet accroissement spectaculaire se cache une action coordonnée des institutions européennes visant à déléguer une partie de la gestion des populations migrantes aux pays des Balkans. En quoi consiste ce (premier) volet de l’externalisation de la politique migratoire dans les Balkans ?

Si l’on considère dix pays des Balkans (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Roumanie, Serbie, Slovénie) avant les adhésions de 2007 (Bulgarie et Roumanie) et après l’adhésion de 2013 (Croatie) à l’Union européenne, on constate que deux phénomènes vont de pair.

 D’une part, le processus d’élargissement dans les Balkans progresse sur cette période. Mises à part les trois accessions au statut d’États-Membres (EM), l’ensemble des États des Balkans non-Membres s’est vu octroyer depuis le Conseil européen de Feira en 2000 le statut « d’États candidats potentiels ». Ce statut représente un premier pas dans la politique d’élargissement de l’Union européenne (UE). Entre 2006 et 2013, la Serbie et le Monténégro obtiennent le statut de pays candidats, qui constitue une étape avancée avant les négociations d’adhésion.

 D’autre part, le nombre connu de lieux destinés exclusivement à l’enfermement des migrants connaît une forte progression : ce nombre double sur la période 2006-2013 [1].
Sur la carte ci-dessous, seuls les lieux de détention exclusivement réservés aux étrangers sont représentés, ce qui traduit imparfaitement les réalités complexes de l’enfermement. On peut par exemple relever qu’en Serbie, s’il existe un centre de détention d’étrangers (Padinska Skela), la plupart des migrants sont détenus dans des prisons de droit commun (prisons de districts) pour des durées variant entre 3 et 30 jours [2]. Ainsi, représenter le vrai visage de l’enfermement donnerait probablement lieu à une constellation de points bien plus dense. La tendance à une généralisation de l’enfermement signifie également une augmentation des capacités de détention. Ainsi pour 568 places recensées en 2006, on observe un chiffre supérieur à 1900 en 2013, soit presque quatre fois plus !

Les leviers : conditionnalités et financement

La corrélation entre ces deux phénomènes n’est pas fortuite. En réalité, la mise en place de sites destinés à la détention d’étrangers dans les Balkans procède à la fois de conditionnalités dans le cadre des processus de préadhésion et d’opportunités liées aux possibilités de financements offertes par les programmes européens.

Les pays dits des « Balkans occidentaux » (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Croatie, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Serbie) compris dans le processus d’élargissement se sont vus imposer des conditions supplémentaires aux « critères de Copenhague », qui définissent les objectifs à atteindre pour l’adhésion. Ces conditions spécifiques à la région ont été établies dans le cadre du « processus de stabilisation et d’association » auquel les pays des « Balkans occidentaux » sont partie depuis 2000. Elles concernent pour la plupart la coopération régionale et les bonnes relations de voisinage.
Mais les modifications institutionnelles et administratives à introduire concernent aussi la politique migratoire, généralement disposée selon deux volets : la politique d’asile et les migrations légales, et la gestion des frontières et la « lutte contre l’immigration clandestine ». Parmi l’ensemble des mesures concernant ce pan de la politique migratoire, on trouve des injonctions à augmenter les capacités de détention.

Par ailleurs, les camps des Balkans sont souvent bâtis ou aménagés avec des fonds européens, le plus souvent dans le cadre de programmes d’élargissement. En effet le statut « d’États candidats potentiels » permet d’émarger à certains programmes régionaux « d’assistance communautaire » : OBNOVA et PHARE avant 2000 ; CARDS à partir de 2000 ; IPA à partir de 2007. Ainsi, en 2006, le programme CARDS (Assistance communautaire pour la reconstruction, le développement et la stabilisation) a servi à financer le système de vidéosurveillance et l’enceinte bétonnée du centre de détention de Ježevo en Croatie (Centre d’accueil pour étrangers, Prihvatni centar za strance). Fin 2009, dans la banlieue Est de Sarajevo, à Lukavica, est installé un centre de détention d’une capacité de 80 places (Centre d’immigration pour migrants illégaux, Imigracioni centar za ilegalne migrante). Son financement et son équipement sont assurés à hauteur de 1,2 millions d’euros par des fonds européens [3]. La même année, le bureau de liaison de la Commission européenne au Kosovo émet un appel d’offre pour la construction d’un bâtiment d’hébergement de de détention pour demandeurs d’asile, réfugiés et migrants irréguliers dans la municipalité de Lipjan/Lipljan, financé dans le cadre du programme IPA. Le même programme sert aujourd’hui à financer un centre de détention pour mineurs étrangers isolés et personnes vulnérables dans l’enceinte du camp de Ježevo en Croatie. Toujours en Croatie, le fonds Schengen Facility Fund sert en 2014-2015 à l’édification de deux centres de détention dits « de transit » dans les municipalités de Trilj et de Tovarnik, pour des montants respectifs de 4,2 et de 3,3 millions d’euros.

Comment fonctionnent et à quoi ressemblent ces lieux financés par les institutions européennes ?

Dans les camps…

Les États bénéficient de marges de manœuvre dans l’incorporation des politiques européennes de gestion des migrants, et les conditions de détention des migrants peuvent varier d’un pays à l’autre. Par exemple, la durée maximale de détention est de 6 mois au Kosovo et en Serbie, contre 18 mois en Croatie, Bulgarie, Roumanie, et Bosnie Herzégovine, ce qui correspond à la durée maximale de détention consacrée par la « directive retour ». L’accès à ces lieux pour des membres de la société civile est aussi fonction des législations et pratiques nationales. Ainsi, en Serbie et en Bosnie-Herzégovine, aucun accès n’est possible pour les journalistes ou ONG, alors qu’en Croatie et en Bulgarie l’accès est permis sur demande à des ONG de soutien juridique. Dans certains pays, des dispositions juridiques nationales organisent la possibilité de déposer un recours face à une décision d’enfermement (Roumanie, Serbie) mais ces dispositions, même lorsqu’elles sont inscrites dans les législations, sont encore rarement considérées dans la pratique (Bosnie-Herzégovine, Croatie).

Par-delà la diversité des contextes locaux ou nationaux, de nombreuses similitudes doivent retenir notre attention. Ces constantes nous amènent à parler d’un véritable modèle régional européen de camps. Contrairement à la situation qui prévaut dans certains EM de l’Union européenne, dans les Balkans ces lieux sont entièrement gérés par l’acteur étatique, en l’occurrence par les ministères de l’Intérieur des différents États. Les euphémismes pour qualifier de tels lieux sont un autre point commun : les « Centres d’accueil pour étrangers » croate, serbe et slovène, le « Centre spécial pour l’hébergement temporaire » bulgare, le « Centre d’immigration » bosnien ou le « Centre de garde publique » roumain recouvrent des réalités similaires, plus proches de l’enfermement que de l’accueil. La plupart du temps, l’architecture du bâtiment correspond à un plan-type où l’on retrouve des espaces propres aux milieux carcéraux : pièce de vie commune, zones séparées pour les femmes, cour intérieure cerclée de fils barbelés ou de barreaux, chambres d’isolement…Les fonctions aussi convergent, et sont généralement doubles : l’examen de la situation administrative en vue de l’autorisation d’accès au territoire, et l’organisation de l’expulsion, le plus souvent vers le pays d’origine [4]. Enfin, ces lieux sont souvent la scène de violations de droits fondamentaux, comme en témoignent les rapports du Comité européen pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe (CPT) ou les évènements comme les grèves de la faim ou les émeutes qui se produisent avec régularité.

Enfermer pour renvoyer…

La mise en place de centres de détention de migrants est un instrument fondamental de la politique migratoire de l’UE. Elle permet aux Etats-Membres de fixer sur leurs territoires des migrants « indésirables », d’organiser de façon coercitive leur présence physique le temps de leur expulsion ou admission (même si l’on peut se questionner sur l’existence d’objectifs moins visibles, comme la dissuasion par des durées d’enfermement longues souvent non suivies d’expulsion). Dans les Balkans, les incitations à produire des institutions d’enfermement pour migrants se fait avec le processus de pré-adhésion ou d’adhésion à l’Union européenne. Dans cette relation faite de conditionnalités, la mise en place de lieux d’enfermement pour migrants apparaît dans les mesures préconisées par les institutions européennes pour le contrôle des frontières et des migrations.

Cette forme de gestion des populations par les camps est couplée à des mécanismes de renvoi de certaines catégories de migrants vers les pays des Balkans par lesquels ils ont transité. Ainsi, les « accords de stabilisation et d’association » entre l’Union européenne et les États des Balkans prévoient des clauses concernant la réadmission de ressortissants des Balkans ou de ressortissants de pays tiers. C’est là un deuxième chaînon de l’externalisation de la politique migratoire européenne dans les Balkans.

A suivre : L’externalisation de la politique migratoire européenne dans les Balkans (2) : Réadmettez, vous pourrez circuler.

Notes

[1Au sein du réseau de chercheurs et d’associations Migreurop, le projet cartographique Close the camps recense les lieux et conditions d’enfermement en Europe et au-delà. Dans ce cadre une base de données a été constituée à partir d’enquêtes de terrain localisées et du dépouillement de nombreux rapports et statistiques nationaux et internationaux. C’est à partir de cette base qu’a été réalisée la carte de l’enfermement dans les Balkans présentée ici. Si l’état des connaissances permet de dégager de grandes tendances, les données représentées ne prétendent pas à l’exhaustivité. Pour améliorer le travail réalisé au sein de Close the camps, vous pouvez contribuer en partageant vos informations et connaissances en suivant le lien : http://closethecamps.org/contribuer/

[2Voir l’article d’une ancienne volontaire de Migreurop : Ela Meh, « La Serbie, antichambre de l’Union européenne », Plein droit, 2013/1 (n° 96), pp27-30 http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=PLD_096_0027

[3Ministarstvo za ljudska prava i izbjeglice, Drugi periodični izvještaj bosne i hercegovine o pravima svih radnika migranata i članova njihovih porodica, Sarajevo, Mai 2011, p 19

[4Voir le site et l’Atlas de Migreurop : http://www.migreurop.org/ ; Migreurop, Atlas des migrants en Europe. Géographie critique des politiques migratoires, 2012, Armand Colin