« Punis-moi... » : ces tubes des Balkans qui légitiment les violences faites aux femmes

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Une vidéo fait le buzz dans les Balkans : le montage en 11’45 de 36 hits des quatre dernières décennies titré « Violences contre les femmes dans les chansons de chez nous ». La banalisation des discours masculinistes dans la pop balkanique révèle le retour en puissance du conservatisme. Décryptage.

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Par Milica Čubrilo-Filipović

En 1995, Ceca sortait son album « Fatalna Ljubav », amour fatal.
© RTS

(Avec N1 et Danas) - « Punis-moi comme un enfant, sauve-moi comme une femme », « J’ai dormi devant ta porte comme un chien », « J’aimerais à nouveau être un tapis sur lequel tu marches », « J’aime le goût de ta semelle », « Frappe-moi fort pour que ça fasse mal », « Marche-moi dessus pour mon bien », « Jette-moi dehors comme une poubelle », « Tu peux me violer, tu peux me frapper, c’est pareil »... Voilà quelques-unes des paroles des chansons sélectionnées par Ana Ninković pour réaliser son mémoire vidéo de fins d’études à la Faculté des Arts dramatiques de Belgrade. Titré « Violence envers les femmes dans la musique locale », ce montage de clips est devenu viral sur Youtube ces dernières semaines, dépassant les 250 000 vues.

« L’humiliation de la femme est présentée comme romantique et la preuve ultime de son amour envers un homme. La relativisation et parfois la promotion de la violence masculine est le thème central dans ces 36 tubes de vedettes serbes, croates, bosniennes et slovènes », explique Ana Ninković. On y trouve des titres pop, turbofolk ou rap parus entre 1981 et 2020, interprétés par Ceca, Lepa Brena, Zana, Aca Lukas, Zdravko Čolić, Riblja čorba, Sunshine ou Bad copy. « Cela veut dire que ce genre de narratif domine depuis 40 ans dans la musique populaire [balkanique] », précise le cartel introductif de la vidéo.

Ce n’est pas un phénomène local mais régional et même mondial... On assiste à la montée d’une vague conservatrice qui remet en cause tous les droits des femmes.

« Ce n’est pas un phénomène local mais régional et même mondial, exprimé de manière plus ou moins subtile », déplore Tanja Ignjatović, du Centre autonome des femmes (AZC), dans les colonnes de Danas. Intercalés entre ces bouts de chansons explicites, Ana Ninković diffuse d’ailleurs les chiffres des féminicides en Serbie, comptabilisés par cette association féministe.

https://www.youtube.com/watch?v=AH3QtYQswho

« On assiste à la montée d’une vague conservatrice qui remet en cause tous les droits des femmes. La période qu’évoque Ana Ninković [avec ces chansons] correspond en Serbie et dans les Balkans à ces idées traditionalistes, rétrogrades et nationalistes, qui se sont peu à peu imposées », poursuit Tanja Ignjatović. « Cela a servi de fondements à l’implosion de l’État commun et aux guerres. » Pour la militante féministe, ces discours ont notamment servi à encourager le nationalisme et l’atmosphère belliqueuse, pour justifier la nécessité de prendre les armes.

Dans ces chansons, l’homme est présenté comme un héros dont la force peut le conduire à l’agressivité et à la violence, et la femme comme lui restant fidèle jusqu’à la mort. « L’idée que les femmes peuvent tout supporter au nom de l’amour n’est pas leur choix », insiste Tanja Ignjatović. « C’est ce que l’on inculque aux enfants dès leur naissance. Cela passe aussi, bien sûr, par la musique populaire. Ainsi, le turbofolk a clairement polarisé les rôles féminins et masculins et exacerbé les stéréotypes genrés, il y a ’ce qui est pour les femmes’ et ’ce qui est pour les hommes’. Le turbofolk n’est qu’un révélateur du discours dominant dans la société », conclut-elle. Mais ces tubes finissent par populariser un état de fait, qui devient une norme pour celles et ceux qui les écoutent.


Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.