Blog • Précis de thracomanie : en marge de « Nos ancêtres les Thraces » de Tchavdar Marinov

|

L’affaire est entendue, dans les Balkans, davantage encore qu’ailleurs, plus on recule dans le temps, plus rares, obscurs sinon introuvables, sont les documents dont on dispose, plus on est audacieux en matière d’interprétation est surtout catégorique dans les conclusions dès lors que la « nation », l’idée que l’on s’en fait et que l’on veut imposer aux autres, est en jeu. Le livre de Tchavdar Marinov sur les ancêtres prétendument thraces des Bulgares, Roumains, Grecs et autres bogomiles et Pomaques en apporte une confirmation édifiante.

Paru aux éditions L’Harmattan, coll. Historiques, en 2016, Nos ancêtres les Thraces : usages idéologiques de l’Antiquité en Europe du Sud-Est, porte exclusivement sur les considérations d’auteurs engagés d’une manière ou d’une autre sur le plan national dans ces pays en sorte qu’au final il s’apparente parfois à un sottisier dans lequel la thracomanie est déclinée dans des perspectives sensiblement différentes selon qu’il s’agit d’une nation ou d’une autre, et que la question est posée dans un contexte ou dans un autre.

Malgré les recherches entreprises depuis le milieu du XIXe siècle, les informations disponibles sur les Thraces demeurent très minces et ont donné lieu à de nombreuses interprétations parfois vraisemblables mais souvent tout aussi farfelues qu’orientées en fonction des fantasmes de leurs auteurs ou des intérêts qu’ils entendent servir. Pour commencer, rappelle d’emblée T. Marinov, « la langue thrace est presque complètement inconnue, il n’y a quasiment pas de documents écrits. » « Les données sur les Thraces viennent surtout de sources littéraires et épigraphiques grecques et latines. « Les cultes qui sont attestés par le matériel iconographique indigène – comme le fameux Cavalier thrace, le Héros – sont assez obscurs et ont donné naissance à un grand nombre d’hypothèses et de conclusions. » Les non moins fameux « trésors thraces » découverts par les archéologues exposés l’année dernière au Musée du Louvre semblent avoir été fabriqués par des ateliers grecs et subis des influences iraniennes (p. 13-15 et 167). Des ressemblances ont été observées entre les tholos thraces datés des IV et Ve siècles avant notre ère et les tombes mycéniennes, ce qui accréditerait l’idée que les Thraces avaient initialement le même niveau culturel florissant que les Archéens. Mais on ne sait pas ce qui aurait retardé leur évolution et, surtout, huit siècles séparent les deux civilisations (p. 153). Il y a bien le récit rapporté par Hérodote sur les Gètes immortels et leur dieu Zalmoxis, mais on cherche en vain une attestation iconographique ou épigraphique d’un tel culte (p. 46 et 15). Les origines ancestrales des coutumes populaires comme la danse sur des charbons ardents (anastenaria/nestinaria) sont largement hypothétiques (p. 160).
C’est justement la rareté des sources et des preuves sur la civilisation thrace qui a alimenté les interprétations nationales extravagantes répertoriées par T. Marinov.

Pour les Roumains, les premiers à avoir investi ce registre, à la fin du XIXe siècle, il s’agissait, au départ, de corriger ou plutôt de compléter l’interprétation « latiniste » de l’ethnogenèse du peuple roumain. A partir de cette date l’accent sera mis de plus en plus sur les Gètes et les Daces, les deux branches des Thraces dont la rencontre avec les Romains s’est traduite par l’adoption d’une langue dérivée du latin populaire. La dacopathie de nos jours, décortiquée avec beaucoup d’humour par Dan Alexe [1], constitue le dernier avatar de ces retrouvailles. Ses gourous et leurs nombreux adeptes poussent encore plus loin le bouchon, puisqu’ils inversent le mouvement : ce n’est pas le roumain qui est issu du latin mais le latin qui est issu du dace. Le succès de cette hypothèse farfelue est apparemment dû surtout à la difficulté d’expliquer l’existence d’une langue romane, issue du latin, sur un territoire qui n’a été administré que pendant 165 ans par les Romains.

Les retrouvailles des Bulgares avec leurs ancêtres thraces sont plus récentes mais affichées avec encore plus de détermination. Ce n’est que vers la fin des années 1960, sous le régime communiste que la généalogie bulgare « commence s’articuler autour d’une Sainte Trinité de Thraces, Slaves et Proto-Bulgares. Plus anciens dans leur attestation que les Slaves et les Proto-Bulgares, les Thraces avaient de plus l’avantage d’être des autochtones » (p. 140). L’histoire de l’intérêt des érudits bulgares pour les Thraces est bien entendu plus ancienne et T. Marinov la reconstitue avec soin. Le résultat est sans appel : la Bulgarie est vite devenue le centre d’un champ spécial de recherches, la thracologie. (p. 137) tandis que des les années 1970 on assiste par exemple dans ce pays à un développement sans précédent de l’archéologie sous-marine à la recherche de preuves de l’importance de la navigation thrace.

Ce n’est qu’une petite partie de la région connue à l’époque moderne sous le nom de Thrace, celle dite de l’ouest, qui appartient à la Grèce. La Thrace du nord, l’ancienne Roumélie orientale, fait partie de la Bulgarie depuis 1885 tandis que la Thrace orientale constitue la partie européenne de la Turquie. L’enjeu du discours nationaliste grec en la matière est surtout en rapport avec la présence dans cette région de nombreux musulmans bulgarophones connus sous le nom de Pomaks. Après avoir présenté les Thraces comme des Grecs ayant perdu dans le temps leur langue maternelle, certains idéologues n’ont pas hésité à conclure que les Pomaks étaient en réalité à l’origine des Thraces islamisés (p. 127-133). La littérature consacrée ces derniers temps en Grèce à cette question demeure cependant marginale par rapport à celle portant sur la grécité de la Macédoine, précise T. Marinov.

Le contentieux Mircea Eliade

Dans ce livre, la critique de l’usage idéologique de la mythologie moderne inspirée par l’Antiquité thrace sur laquelle nous connaissons très peu de choses et seulement par le biais des sources grecques et romaines est d’une redoutable efficacité. Vu de l’extérieur et avec le passage du temps, cet usage relève littéralement de la caricature en sorte que sa présentation méthodique, citations et bibliographie critique à l’appui, en fait ressortir justement les aspects franchement caricaturaux. La situation se complique dès lors que nous avons affaire à des versions plus élaborées et plus subtiles des interprétations de l’héritage attribué aux Thraces par certains auteurs tels que le Roumain Mircea Eliade (1907-1986). Pour porter, la critique de ces interprétations aurait dû se doubler d’une déconstruction des démonstrations et des arguments sur lesquels s’appuient les spéculations autour d’un personnage aussi mystérieux que la « dieu » gète Zalmoxis qui aurait, entre autres, annoncé l’avènement du christianisme. Or T. Marinov se contente de reprendre des critiques frontales déjà formulées dans des termes très catégoriques à propos de l’engagement nationaliste d’extrême droite (légionnaire) de cet historien des religions dans les années 1930. T. Marinov ne cite pas le livre de M. Eliade De Zalmoxis à Gengis-Khan : études comparatives sur les religions et le folklore de la Dacie et de l’Europe orientale (Paris, 1970) mais le livre de Dan Dana sur le livre d’Eliade intitulé Zalmoxis de la Herodot la Mircea Eliade (Paris, 2008). Pourtant le premier est paru en français, le second en roumain [2].

Heureusement la présentation des auteurs bulgares dont les travaux ont marqué depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à une date récente l’essor des recherches en matière de thracologie est plus circonspecte et l’ouvrage de T. Marinov nous en offre une synthèse fort instructive tout en conservant un ton critique sans concessions. C’est sans doute le point fort de son livre.
Dès l’introduction, T. Marinov nous rappelle que dans beaucoup de cas, les auteurs bulgares, grecs et roumains reproduisent ou développent des idées promues par leurs collègues occidentaux qui les ont souvent précédés (p. 23). Certes, le livre porte exclusivement sur les auteurs balkaniques, mais on reste tout de même sur notre faim. Une présentation des contributions d’archéologues comme Léon Heuzey ou de philologues classiques comme Erwin Rohde sur le peu de choses que l’on sait sur la langue, la religion, la culture des Thraces aurait pu aider le lecteur à pénétrer dans un monde souvent obscur, sans doute, mais passionnant, sans rapport direct avec la caricature véhiculée par les adeptes des visions nationalistes et fascisantes. A propos de ces visions, T. Marinov analyse avec finesse comment telle ou telle « approche saine » entreprise par certains grands noms de la thracologie bulgare finit par être balayée par un « ésotérisme croissant et une sorte de bacchanale (pseudo)théorique » (p. 183). S’agissant de la Roumanie et surtout de la Bulgarie, il montre de manière très convaincante comment « les constructions idéologiques de l’Antiquité thrace lancées au XIXe siècle dans le contexte d’un nationalisme libéral ont été ensuite récupérées et utilisées par des régimes politiques très différents : conservateurs, fascistes, communistes et postcommunistes » (p. 28-29).

Notes

[1Paru aux éditions Humanitas sous le titre Dacopatia şi alte rătăciri româneşti (La dacopathie et autres errements roumains) son livre a été un best-seller en Roumanie. D. Alexe, qui vit en Belgique, tient un blog très fréquenté sur la Toile, en roumain mais aussi parfois en français et en anglais.

[2Le livre de Dan Dana est issu de sa thèse de doctorat soutenue en France et s’est vraisemblablement par ce biais ainsi que par d’autres contributions parus en français que T. Marinov a eu accès aux arguments développés par cet auteur.