Une Slovénie en pleine dérive autoritaire à la tête de l’Union européenne

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À partir du 1er juillet, la Slovénie préside pour six mois le Conseil de l’Union européenne. Dirigé par l’ultraconservateur Janez Janša, le petit pays n’a plus rien de la « Suisse des Balkans » dont beaucoup rêvaient lors de l’indépendance : Ljubljana s’aligne désormais sur la Hongrie illibérale de Viktor Orbán et le Groupe de Visegrád. Reportage.

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Par Jean-Arnault Dérens et Simon Rico

Deux manifestants se moquent du couple Janša-Orbán lors de la manifestation du 18 juin 2021 à Ljubljana
© Simon Rico / CdB

Cet article est publié avec le soutien de la Fondation Heinrich Böll (Paris)


« Ensemble. Résiliente. Europe. » Voilà le slogan abscons sous lequel se place la présidence slovène du Conseil de l’Union européenne qui débute ce jeudi 1er juillet. Le pays avait déjà assuré cette charge en 2008, au moment de l’indépendance du Kosovo. La Slovénie avait alors été le premier des « nouveaux entrants » intégrés en 2004 à l’assumer et on avait coutume de la présenter comme la « meilleure élève ». Treize ans plus tard, c’est une Slovénie en pleine dérive autoritaire qui présidera aux destinées de l’UE durant six mois. Et la « tweetomanie » compulsive du Premier ministre Janez Janša, comparable à celle de Donald Trump, suscite quelques inquiétudes à Bruxelles.

Ljubljana a tardé à faire connaître le programme de sa présidence et il a fallu attendre ces tous derniers jours pour découvrir ses priorités : faciliter la reprise économique et la résilience de l’Europe, ainsi que son autonomie stratégique, le renforcement de l’État de droit, sans oublier la « transition écologique et numérique ». Elle entend en outre « tirer les leçons de la crise due à la pandémie de covid-19 » et veut une UE « en mesure de répondre de manière coordonnée aux potentielles cyber-attaques à grande échelle ». Les documents communiqués évoquent également une « Union du mode de vie européen » et « la nécessité de faire face à l’évolution démographique négative ».

Une importance particulière aux Balkans occidentaux (…) et une gestion plus efficace des pressions migratoires.

La Slovénie entend enfin donner « une importance particulière aux Balkans occidentaux » et annonce un Sommet UE-Balkans occidentaux à l’automne – un programme qui, sur ce sujet, ressemble beaucoup à celui avancé par la Croatie début 2020 et auparavant par la Roumanie. Dernier point, et pas le moindre, « afin d’assurer une gestion plus efficace des pressions migratoires, la Slovénie s’efforcera de faire avancer les négociations sur le nouveau Pacte sur la migration et l’asile, et de renforcer le rôle de l’Union européenne dans la dimension extérieure de la migration ».

Janez Janša prône en effet la plus extrême fermeté dans la « défense des frontières de l’Union ». Située au débouché de la route des Balkans, la Slovénie s’est alignée sur les positions anti-migrants du Groupe de Visegrád et de Viktor Orbán, devenu le mentor politique du Premier ministre slovène. Et cet alignement est fortement critiqué par de larges pans de la société. « Nous rêvions d’être la Suisse des Balkans et maintenant la Slovénie n’est plus connue que pour les tweets intempestifs de son Premier ministre », soupire le journaliste Stefano Lusa, directeur des programmes destinés à la minorité italienne de la radio publique. « Nous voulions être un modèle, et nous essayons aujourd’hui de copier la Hongrie de Viktor Orbán. »

Ljubljana, 1988. Manifestation pour la libération de Janez Janša et de ses trois co-accusés
DR.

Journaliste à Mladina, l’hebdomadaire des organisations de la jeunesse socialiste, Janez Janša avait brisé l’ultime tabou en s’attaquant à l’Armée populaire yougoslave, ce qui lui a valu un retentissant procès en 1988. « Nous défendions la démocratie et les droits humains pour toute la Yougoslavie, sans même penser aux questions nationales », explique Franci Zavrl, qui fut l’un des quatre accusés. « C’est parce que Belgrade et Milošević nous ont opposé un mur que nous nous sommes dirigés vers l’indépendance. » Resté proche de l’actuel Premier ministre avec qui il joue régulièrement au golf, Franci Zavrl est aujourd’hui l’un des lobbyistes les plus influents et les plus controversés de Slovénie, et il se garde bien de tout engagement direct en politique.

Le révisionnisme historique est au cœur du projet idéologique de Janez Janša.

Janez Janša, lui, est devenu ministre de la Défense dès la formation du gouvernement issu des premières élections démocratiques, avant même que la sécession de la Slovénie ne soit actée. Et il n’a pas tardé à dériver vers le nationalisme le plus radical, réveillant les divisions qui fracturent la société slovène, minimisant la collaboration avec les occupants nazis et fascistes et insistant sur les crimes des partisans. « Le révisionnisme historique est au cœur de son projet idéologique et tous ceux qui n’adhèrent pas à sa vision seraient des suppôts des communistes », s’agace l’historienne Kaja Širok. Cette quarantenaire dirigeait le Musée de l’histoire contemporaine de la Slovénie. Comme les dirigeants de quasiment toutes les institutions culturelles du pays, elle a dû quitter son poste après le retour pouvoir de Janez Janša.

Dans le viseur du Premier ministre figurent également les principaux médias du pays, accusés d’être à la solde d’une nébuleuse « pieuvre communiste ». L’agence de presse nationale STA s’est vue privée de ses fonds publics, tandis que sont favorisés les médias « alternatifs », financés par des capitaux hongrois, comme la télévision de propagande Nova24TV. Toutefois, Janez Janša est loin de jouir de la même marge de manœuvre que son mentor de Budapest.

Chef du Parti démocratique slovène (SDS), Premier ministre de 2004 à 2008, puis de 2012 à 2014, impliqué dans un retentissant scandale de corruption qui lui a même valu un séjour en prison en 2014, Janez Janša a réussi à reprendre le pouvoir juste avant le premier confinement. En profitant de l’implosion de la fragile coalition centriste dirigée par Marjan Šarec, qui tenait uniquement grâce au soutien sans participation du parti de la gauche radicale Levica. Le SDS était arrivé en tête des élections de 2018 après avoir mené une campagne violemment xénophobe, directement inspirée par des consultants hongrois « prêtés » par le Fidesz de Viktor Orbán. Mais Janez Janša n’avait alors pas pu former de gouvernement et ne dispose aujourd’hui que d’une majorité relative qui pourrait bien être balayée lors des prochaines législatives, prévues pour 2022.

Le modèle slovène repose sur une forte cohésion sociale et un assez grand égalitarisme.

« Nous formerons une coalition de tous les partis de la gauche et du centre et nous participerons au prochain gouvernement », promet déjà le député Luka Mesec, porte-parole de Levica. Hormis l’opposition à Janez Janša, il sera cependant bien difficile de trouver un terrain d’entente entre Levica, qui se revendique du « socialisme démocratique » et assume fièrement l’héritage yougoslave, et la myriade de petits partis libéraux qui occupent une scène politique slovène particulièrement morcelée.

« Le modèle slovène repose sur une forte cohésion sociale et un assez grand égalitarisme. Chez nous, on se méfie des très pauvres comme des très riches », poursuit Stefano Lusa. « Dans les années 1990 et 2000, nous avons refusé les politiques néo-libérales et conservé un très bon niveau de services publics, mais ce modèle est remis en cause depuis la crise de 2008. » Présentée comme un modèle de réussite économique, la Slovénie était de très loin la plus prospère des républiques fédérées yougoslaves, mais elle s’est retrouvée au bord de la banqueroute au début des années 2010, plombée par des crédits toxiques.

L’universitaire Svetlana Slapšak, spécialiste de l’antiquité grecque, relativise la réalité de ce « rêve slovène ». Ancienne dissidente dans la Yougoslavie socialiste, opposante farouche à Slobodan Milošević, elle a dû fuir sa Serbie natale en 1991. « Cette année-là, Ljubljana était merveilleuse, tout le monde voulait construire un pays nouveau et ouvert, mais très vite les privatisations ont commencé, en même temps que le nationalisme pointait son nez. »

Les inégalités de développement jamais réglées qui ont sapé la Yougoslavie sont en train de saper l’Union européenne.

Svetlana Slapšak a obtenu la citoyenneté slovène grâce au soutien du Pen Club international, mais beaucoup de ressortissants des autres républiques anciennement yougoslaves n’ont pas eu cette chance. Alors qu’ils résidaient depuis des décennies en Slovénie, voire qu’ils y étaient nés, ils ont été brutalement « effacés » en février 1992 des registres de citoyenneté, privés de sécurité sociale et de toute identité légale. Ces « effacés », officiellement au nombre de 25 000, soit plus de 1% de la population totale du pays, n’ont été rétablis dans leurs droits qu’en 2010. « Cette affaire reste une tache sur l’histoire du pays, elle montre combien la Slovénie demeure travaillée par les démons de la fermeture et de l’exclusion », poursuit l’helléniste.

« Je suis très inquiet », reconnaît l’ancien président Milan Kučan, qui reste une figure tutélaire de la vie politique. L’homme est respecté pour avoir tenu tête à Slobodan Milošević et mené son pays à l’indépendance en lui évitant un conflit sanglant. « Les inégalités de développement jamais réglées qui ont sapé la Yougoslavie sont en train de saper l’Union européenne et les courants populistes ne cessent de se développer, y compris en Slovénie. »

Les cheveux gris, mais l’œil toujours vif, Milan Kučan reçoit ses visiteurs dans le café de la mosquée de Ljubljana, un bâtiment à l’architecture futuriste, inauguré début 2020 après des années de polémiques. Comme pour rappeler la réalité multiculturelle de son pays, qui a toujours accueilli des immigrés d’autres régions de l’ancienne Yougoslavie. « De longues polémiques ont entouré sa construction, certains disaient que des minarets ne pouvaient pas s’élever dans le ciel catholique de la Slovénie, mais les Bosniaques représentent depuis des décennies une composante importante de notre société. »

Depuis plus de 60 semaines, les manifestants se donnent rendez-vous à vélo sur la Place du Parlement pour protester contre la dérive autoritaire
© Jean-Arnault Dérens / CdB

Chaque vendredi soir depuis plus d’un an, des centaines ou des milliers de Slovènes se retrouvent devant le siège du Parlement – ils étaient même au moins 30 000 le 28 mai, un record depuis 1991 pour Ljubljana, qui compte seulement 250 000 habitants. Le mouvement a commencé à la fin du premier confinement : les manifestants roulaient à vélo sur la grande place du Parlement, pour contourner l’interdiction de tout rassemblement statique. « J’étais ici quand l’indépendance a été proclamée et je reviendrai chaque vendredi tant que ce gouvernement qui nous fait honte ne sera pas tombé », lance aujourd’hui Nuša, technicienne à la retraite.

« Nous ne voulons pas devenir une nouvelle Hongrie ou une nouvelle Pologne. Nous voulons défendre la démocratie, mais aussi un État social et inclusif, contre les politiques néolibérales et la fermeture des frontières », renchérissent Julija et Tomaš, un couple d’artistes. Le 18 juin, le thème du rassemblement était justement celui du rachat de pans entiers de l’économie slovène par des capitaux hongrois. Le cortège de vélos s’est ébranlé pour rebaptiser symboliquement les grandes artères de la capitale de noms hongrois, derrière une sono martelant : « Janša n’est pas fasciste, Salvini n’est pas fasciste, Orbán n’est pas fasciste, Mussolini n’est pas fasciste, Hitler n’est pas fasciste… »

La présidence de l’Union ne donne pas de pouvoirs décisionnels, mais permet au pays qui l’exerce d’influencer l’agenda européen. Pour la Slovénie, le premier rendez-vous est fixé au 1er septembre avec le Forum stratégique de Bled qui réunit chaque année les dirigeants des Balkans dans cette petite station alpine. Comme en 2020, les ultraconservateurs européens y tiendront encore le haut du pavé.