Blog • Une épopée familiale chez les Souabes du Danube

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Yougoslave, de Thierry Beinstingel, éditions Fayard, 2020, 560 pages.

Thierry Beinstingel, avec ses parents et ses grands-parents, dans les années 1960
© Archives Thierry Beinstingel

L’écrivain français Thierry Beinstingel nous présente dans Yougoslave une magnifique épopée, celle de sa propre famille issue d’une communauté aujourd’hui bien oubliée, les Souabes du Danube, ces paysans pauvres germanophones qui s’installèrent dès la fin du 18-ème siècle aux périphéries de l’empire d’Autriche-Hongrie pour occuper les zones évacuées par les Ottomans.

L’épais roman retrace le destin de six générations sur plus de deux cents ans, depuis le départ d’un certain Franz, modeste paysan autrichien attiré par les promesses du Drang nach Osten ou « La marche vers l’Est », jusqu’à nos jours. Les chapitres, courts, donnent au récit un rythme alerte.

C’est toute une humanité industrieuse et tenace d’agriculteurs, artisans, tailleurs ou ouvriers qui défile au fil des pages, parvenant à se faire une place à Backa Palanka, dans l’actuelle Serbie ou en Bosnie-Herzégovine, sous occupation autrichienne.

Souabes, Ruthènes, Slovaques, Serbes, Roumains, Juifs, Hongrois, Moldaves, Croates, Yougoslave évoque aussi l’extraordinaire diversité culturelle et linguistique de cette région qui rêvait de devenir avant les drames du 20-ème siècle le « grenier de l’Europe ».

Quand le passé d’une famille croise la grande Histoire

Les liens familiaux chez les Souabes du Danube sont solides la plupart du temps et les enfants nombreux, reflets d’une communauté vivante et dynamique. Thierry Beinstingel aime citer ce proverbe souabe teinté d’ironie et qui en dit long sur les sacrifices que nécessitèrent de telles migrations : « la première génération attrape la mort, la deuxième subit la guerre, la troisième enfIn travaille ». Pour l’auteur, ce n’est qu’autour de 1850 qu’apparaît une prospérité fragile pour certains de ses ancêtres, tout comme d’ailleurs les premières tensions entre communautés.

On est impressionné au passage par l’ampleur des recherches de l’auteur pour donner de la profondeur et de la vie à ses personnages. Lorsqu’il éprouve des doutes sur tel ou tel développement du récit car la mémoire familiale n’en a rien retenu, il l’avoue au lecteur : « pourquoi pas la fiction ». Et cela passe très bien. Son émotion est palpable et le lecteur la partage quand les photographies les plus anciennes dont il dispose, de la fin du 19-ème siècle, lui permettent de donner un côté tangible, des traits précis à ses ancêtres sauvés de l’oubli.

L’histoire d’une famille croise souvent la grande. Il en est ainsi avec les persécutions des communautés souabes par les partisans de Tito à la fin de la seconde guerre mondiale, qui les accusaient de collusion avec les nazis. La dispersion sans retour d’une communauté était en route et plusieurs choisirent l’exil, comme le père de Thierry Beinstingel, qui échoua finalement en France après des années d’errance dans l’Europe dévastée de l’après-guerre.

Un « roman généalogique »

Je voulais « rendre hommage à des vies de peu », explique l’auteur dans un enregistrement pour la librairie Mollat. Plutôt que le terme de « saga familiale », il qualifie Yougoslave de « roman généalogique ». Mais le livre parle aussi « du poids de l’Histoire dont chacun d’entre nous a véhiculé quelques grammes, voire quelques kilos ».

0n ne saurait enfin évoquer Yougoslave sans parler du Danube, « le fleuve-roi », le « fleuve herculéen qui se jouait des frontières et des peuples depuis la nuit des temps ». Thierry Beinstingel éprouve pour lui de la tendresse et de l’admiration. L’intriguant liséré rouge qui barre la couverture du livre n’est autre que le tracé du grand fleuve d’Europe centrale que des générations venues d’Autriche ou d’ailleurs ont descendu peu à peu à la recherche d’une nouvelle vie.

Retrouvez un entretien avec Thierry Beistingel