Propos recueillis par Philippe Bertinchamps
Dans son quartet balkanique — Lisière (2017), L’Écho du lac (2020), Élixir (2023) et Anima (2024) —, Kapka Kassabova poursuit une exploration poétique des frontières visibles et invisibles des Balkans. Elle y tisse les liens entre la mémoire et la nature, les humains et les non-humains. À travers ses voyages dans les montagnes du sud des Balkans, elle retrouve une sagesse organique, un rapport au vivant qui résiste à la modernité. Rencontre avec une écrivaine pour qui l’écologie relève aussi de l’expérience spirituelle.
Le Courrier des Balkans (CdB) : Votre dernier livre traduit en français, Anima, évoque le pastoralisme comme une forme d’existence à la fois biologique, poétique et spirituelle. Qu’est-ce que ce monde vous a révélé ?
Kapka Kassabova (K.K.) : Le mouvement est au cœur du pastoralisme. Mener les animaux au pâturage, suivre le rythme des saisons, c’est renouer avec une mémoire ancienne inscrite dans nos cellules. Nous avons oublié cette nature mobile, enfermés dans notre civilisation industrielle. Le pastoralisme nous rappelle que nous sommes faits pour nous déplacer avec d’autres êtres vivants. C’est une chorégraphie du vivant, un mouvement organique et synchronisé, bien différent de l’agitation frénétique du monde d’en bas, celui de la production et de la consommation. Dans la montagne, le déplacement devient un acte de coappartenance. On avance au rythme d’autres êtres vivants, nos chers êtres non-humains, dans un écosystème où chaque souffle, chaque pas, est partagé. C’est une expérience biologique, mais aussi spirituelle : un mouvement orchestral qui jaillit de la nature et nous rappelle qui nous sommes.
CdB : Vous parlez d’une « isolation tragique » de l’humain moderne. La montagne serait-elle une manière d’en guérir ?
K.K. : Oui, une façon de retrouver la clarté et une vitalité cristalline. Là-haut, tout est plus pur. C’est le paradoxe d’une légèreté lourde : la montagne exige, mais malgré sa dureté, elle rend extraordinairement vivant. Le contact avec les « plus qu’humains » nous ramène à la joie essentielle d’exister. Nous ne sommes pas le centre du monde : nous appartenons à un réseau vivant, dont les bergers sont les gardiens. Ils préservent des races autochtones de chiens, de chevaux, de moutons et de chèvres, capables de survivre là où les hybrides issus de l’élevage industriel échouent. L’hiver, dans les collines enneigées, les chevaux sauvages, libres toute l’année, se nourrissent d’aiguilles de pin. Le pastoralisme constitue un microcosme d’écosystèmes sains, une forme de résistance écologique.
CdB : Vous évoquez un langage télépathique entre les êtres.
K.K. : Oui, c’est un autre niveau de communication — le langage des chiens, des moutons, du vent qui tourne, du ciel changeant : le langage non verbal de la planète. Il s’exprime à travers les rythmes, les mouvements, les cycles d’une journée d’estive. Le berger communique avec son troupeau par télépathie. C’est une chorégraphie de grâce, une danse ancestrale du vivant. Ce monde plein de nuances et de gestes silencieux, nous l’avons oublié.
CdB : Ce monde pastoral est aujourd’hui menacé. Vous parlez d’une « apocalypse déjà là ».
K.K. : En deux générations, tout un univers a disparu. Les ancêtres des bergers appartenaient pleinement à cet écosystème. Aujourd’hui, les montagnes se vident, et avec elles s’efface une mémoire biologique et spirituelle. L’apocalypse n’est pas à venir : elle est déjà là. C’est la déconnexion, la perte du lien à la Terre, l’oubli de notre mère-planète. Mais les animaux, eux, n’oublient pas. Le chien de berger, par exemple, vit avec trois identités : chien, membre du troupeau et compagnon du berger. Il fait le lien entre le sauvage et le domestique, entre la montagne et l’homme. En protégeant le troupeau, il protège aussi le loup. Dans ce lien, je perçois quelque chose de sacré : une conscience partagée, un monde parfois brutal mais dénué de cruauté, où seule la nécessité de survivre prévaut, sans mal ni injustice. Nous n’avons d’ailleurs rien à craindre du loup : notre véritable ennemi, c’est nous-mêmes.
CdB : Vous établissez un parallèle entre la perte de liberté humaine et celle des animaux.
K.K. : Leurs destins sont intimement liés. La sédentarisation forcée, l’élevage industriel, la mise en cage — tout cela a enfermé humains et animaux dans le même système de dépendance. Nous avons mis fin à la liberté, à la mobilité, à cette danse du monde que révèlent les peintures de la grotte Chauvet. Aujourd’hui, dans la civilisation européenne, il n’existe plus de place pour les humains et les animaux libres.
CdB : Dans vos livres, la montagne est à la fois un espace physique et spirituel.
K.K. : C’est le cœur de tout. La montagne est à la fois animale et divine. C’est là que nous retrouvons notre anima, l’âme imprévisible de la Terre. Anima, c’est moi, c’est nous. Là-haut, le spirituel n’est pas séparé du biologique. Les bergers le savent sans le dire. Ce sont les derniers poètes de ce monde, les derniers Mohicans. Ils vivent dans un équilibre entre le visible et l’invisible, la veille et le rêve. Là-haut, notre vie nocturne s’harmonise à l’environnement et nos rêves deviennent plus vastes. Notre identité humaine s’éclipse et on se sent grandir de l’intérieur. Moi-même, je me suis sentie comme une géante.
CdB : Vous dites que « les Balkans ne seraient pas ce qu’ils sont sans le pastoralisme ». Pourquoi ?
K.K. : Parce que la transhumance a perduré ici plus longtemps qu’ailleurs. Ce mode de vie a façonné une culture, des rites, des chants et des légendes — ces porteurs de mémoire, témoins d’une co-création entre les humains et la montagne, sans cesse réinventée. Les Yorouks et les Karakachans, peuples nomades aujourd’hui intégrés à la population bulgare et macédonienne, ont incarné cette liberté de mouvement. Leur effacement, à partir de 1957, avec la sédentarisation forcée, est la marque d’une dégradation politique.
Pour moi, les trois grandes figures des Balkans, que l’on ne rencontre nulle part ailleurs, sont le Rom et son cheval ; la baba, vieille femme immortelle vivant seule dans un village désert et le berger.
Pour moi, les trois grandes figures des Balkans, que l’on ne rencontre nulle part ailleurs, sont : le Rom et son cheval ; la baba, vieille femme immortelle vivant seule dans un village désert et cueillant des herbes dans la forêt ; et le berger, avec son chien, son troupeau et sa cigarette, tel un Atlas portant le monde.
CdB : Vous parlez de résistance, de régénération. L’écriture joue-t-elle ce rôle pour vous ?
K.K. : Écrire, c’est se reconnecter. Là-haut, dans cette solitude extrême, j’ai senti quelque chose guérir en moi. Je me suis branchée sur le réseau vivant. L’écriture est plus qu’un langage humain : c’est une musique, une énergie, un mouvement. Avant les mots vient l’expérience, et le texte porte cette énergie du vivant. Nous faisons tous partie de la même respiration. La diversité, la régénération… tout cela naît du mouvement. Dans ce monde saturé de certitudes et de croissance, nous avons besoin de renouer avec le langage de la nature afin de sauver notre âme et notre corps. C’est ce que nous enseigne le pastoralisme : tout est lié.









