Blog • Speranţa Rădulescu, ethnomusicologue d’exception

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Regards sur la musique en Roumanie au XXe siècle - musiciens, musiques, institutions [1] : tel qu’il est annoncé par le titre de son ouvrage qui vient d’être traduit par Cécile Folchweiller, le pari de Speranţa Rădulescu peut sembler assez osé quand on pense à l’étendue du spectre des musiques esquissé dans son panorama : des musiques populaires (rurales et urbaines), savantes, liturgiques, de divertissement...

Dès les premières pages, elle confesse que, il y a deux ou trois décennies, elle-même aurait pu être choquée par une telle proximité des musiques de « haute » culture et des musiques vulgaires, tout en précisant : « Il me paraît naturel que mes opinions d’aujourd’hui soient différentes de celles d’hier, et à partir du moment où elles découlent de la démarche propre à l’ethnomusicologie contemporaine que je me suis efforcée de m’approprier – en l’amendant chaque fois qu’elle m’a paru insatisfaisante -, je dois les formuler même au risque d’être mal comprise ou désapprouvée. » (p. 9).

Son livre porte à la fois sur l’évolution du monde de la musique au cours du siècle dernier en Roumanie et sur les mutations d’ordre méthodologique qui ont pu avoir lieu au cours de la carrière de musicologue de l’auteure (1949-2022). Il s’agit du passage de l’étude du folklore, en l’occurrence musical, donc de cette discipline, dite en roumain folcloristică, longtemps tributaire en Europe de l’Est de considérations d’ordre national, à l’ethnomusicologie contemporaine [2]. Partant des exigences formulées par les représentants de cette dernière, S. Rădulescu pose un regard critique avisé sur les moments forts et les tendances dominantes au sein non seulement de la musique mais aussi de la musicologie en Roumanie au XXe siècle. Sa démarche est novatrice dans ce sens qu’elle permet de saisir des aspects insoupçonnés, d’établir des corrélations inattendues, de comprendre une histoire souvent bien différente de celle qu’elle s’est si souvent donnée à voir, qu’il s’agisse de l’entre-deux-guerres dans le contexte de la Grande Roumanie ou de la période communiste dans ses différentes phases. Cette période, et en particulier les années 1970 et 1980 quand elle travaille à l’Institut d’ethnologie et folklore de Bucarest, fait l’objet d’ailleurs des analyses les plus fines.

Le livre qui vient de paraître en France, traduit en concertation avec son auteure, décédée peu après sa parution, reprend celui paru en Roumanie en 2002 [3]. Les années qui ont suivi l’implosion du régime communiste au cours desquelles S. Rădulescu a travaillé comme chercheuse au Musée du paysan roumain sont marquées, écrit-elle dans l’introduction, « par des évolutions chaotiques, pratiquement inintelligibles, dont la force et le sens ne commencent à se préciser qu’au début du XXIe siècle » (p. 11). Le livre ne reprend donc pas les interventions de l’auteure au cours des deux dernières décennies, notamment à propos des nouvelles formes de musique urbaine tant décriées par la "bonne société" roumaine.

Du taraf à l’« orchestre populaire »

Un des aspects les plus captivants du livre est la présentation de l’intrusion, que l’on peut estimer rétrospectivement comme particulièrement insidieuse, du pouvoir politique dans le monde des musiques paysannes traditionnelles. A peine arrivés aux commandes, les cadres communistes et leurs « activistes » dans le champ culturel entament à partir de la fin des années 1940 tout un processus de transformation de l’institution, plutôt informelle mais bien implantée, du taraf (« petit ensemble musical », le mot est d’origine turque) en « orchestre populaire », institution calquée sur le modèle soviétique. Dans un premier temps, les airs joués dans les différentes régions du pays sont repris tels quels dans le réseau des "orchestres populaires" mis en place. Parallèlement, celles-ci intègrent ceux qui interprétaient traditionnellement ces airs dans les villages et les faubourgs des villes, à savoir les lăutari (ménétriers, violoneux). Vêtus désormais de costumes-uniformes fabriqués par des coopératives artisanales spécialisées, les lăutari, souvent des Roms, sont plutôt contents de la promotion à laquelle ils viennent d’avoir droit même s’ils rechignent devant l’obligation de suivre des partitions écrites.

Les effets durables de la « folklorisation » des musiques du peuple

Les choses ne tarderont pas de changer, petit à petit. Ces mêmes lăutari qui jouaient à la perfection les musiques des régions dans lesquelles ils se produisaient au départ, une fois « réunis sous la baguette d’un chef d’orchestre et obligés de jouer des morceaux de toutes les régions du pays, standardisent leur jeu, apprennent à réprimer leurs initiatives individuelles », chantent à l’unisson sur des textes à la gloire du régime composés sous le contrôle des activistes (p. 82). « Tous ces orchestres consolident et popularisent le style folklorique dont le prestige se fonde sur celui de la ville qui l’institue, des canaux qui le diffusent (radio, spectacles), du soutien substantiel apporté par l’Etat. (…) Le gens simples, paysans et citadins d’origine rurale qui grandissent et vieillissent sans renoncer à leurs racines, s’attachent à la musique folklorique des orchestres populaires et commencent même à la considérer comme la version élevée de leur musique » (p. 84). Cette musique, conclut S. Rădulescu, va s’avérer un « instrument d’endoctrinement » stalinien d’abord puis national-communiste efficace à terme : « l’homme simple qu’elle flatte, en train de perdre les repères de sa tradition, s’habitue à elle, l’accueille favorablement, puis, à mesure qu’il se transforme en Homme nouveau, l’adopte avec une conviction sincère ».

Après le tournant national-communiste sous Ceauşescu, « la musique officielle se confond pour une large part avec la musique folklorique ». Celle-ci « devient assez rapidement (et reste d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui) un facteur de lien pour les masses des gens simples, en difficulté, et qui se trouvent potentiellement au service de quiconque peut en tirer profit » (121). En effet, pourrait-on ajouter, de nos jours encore, le succès des chaînes de télévision qui transmettent des musiques dites folkloriques ou ethniques dans les foyers modestes témoignent des effets de ce processus alors qu’il n’est plus guère question de l’Homme nouveau ou de la « société multilatéralement développée » [4].

Cela étant dit, le succès de cette « offre ostentatoire d’une alternative musicale de substitution affirmée officiellement comme supérieure et digne d’être imitée » (p. 80) a eu ses limites. Elle n’a pas empêché les taraf de continuer à être prisés parmi les « gens simples » ni les lăutari de produire et interpréter des créations musicales remarquables notamment dans la Valachie et l’Olténie méridionales dans les années 1960-1980. Et ce n’est pas le moindre mérite de S. Rădulescu d’avoir contribué à leur mise en valeur, notamment dans le circuit international. Hautement professionnelle dans son domaine, elle s’est mobilisée sans compter pour « ses » lăutari en les accompagnant aux quatre coins de l’Europe chaque fois que des opportunités se présentaient. C’est ainsi que j’ai eu le bonheur de la rencontrer la première fois à Paris.

Notes

[1Paris, L’Harmattan, 2021, 185 p.

[2Toujours prête à se remettre en question, S. Rădulescu met le doigt sur les mutations parfois radicales entrainées par la rupture avec une certaine tradition roumaine. Mais cela ne l’empêche de montrer comment, par exemple, le fondateur des premières archives du folklore musical en 1928, Constantin Brăiloiu (1893-1958), fera partie des précurseurs de l’ethnomusicologie européenne moderne (p. 55).

[3Speranţa Rădulescu, Peisaje muzicale în România secolului XX , Bucureşti : Editura Muzicală, 2002, 190 p. Cf. le compte-rendu signé par Jacques Bouët dans Cahiers d’ethnomusicologie,].] 17 | 2004, 361-364.

[4« Pour devenir l’instrument de fabrication de l’Homme nouveau, la musique paysanne doit se débarrasser de ses anciennes significations et se doter de celles utiles au nouveau régime », écrit S. Rădulescu (p. 85). Difficile de dire si tel était l’objectif poursuivi par les « activistes » dans le champ de la culture en ce temps. En revanche, cet Homme nouveau - c’est-à-dire sans attache culturelle solide, dépourvu de toute forme d’autonomie effective et par conséquent vulnérable - a survécu au régime communiste qui a tant fait pour le « créer ». Il constitue une proie facile pour le système d’exploitation en vigueur dans un pays comme la Roumanie depuis la chute du régime communiste.