Blog • le philosophe Slavy Boyanov, « plaidoyer pour la personne humaine »

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Les philosophes de langue bulgare dont la pensée aura un tant soit peu influencé l’histoire des idées en Europe et dans le monde sont fort rares. Slavy Boyanov (1915-2011) en fait partie. Des extraits de cet ouvrage publié en 1997, mais rédigé à la fin des années 1950, sont ici proposés dans une nouvelle traduction. La version originale est disponible sur Liternet.

Slavy Boyanov dans sa jeunesse
© Wikipedia Commons

Le début du vingtième siècle aura vu naître le premier « État communiste » au sein duquel on assiste à une tentative, sur une grande échelle, de bâtir une société selon le précepte de Marx. Depuis 35 ans, on procède à toute une série de tentatives visant à mettre un terme à la misère suscitée par le capitalisme, afin de garantir la subsistance de chacun et de créer, pour le dire simplement, une société telle que la subsistance de chacun y soit garantie de même que, à en croire les dirigeants et idéologues dudit État, la « liberté ». Les développements qui suivent proposeront un bref aperçu de la réalisation de l’une comme de l’autre desdites promesses. Cependant, il est possible d’observer d’emblée que les tentatives en question n’ont pas été couronnées de succès, et qu’elles ont donné des résultats inverses à ceux escomptés. Non seulement la subsistance n’est toujours pas assurée de façon pérenne, mais pour autant qu’elle le soit ponctuellement, elle s’achète au prix d’une servitude inédite.

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Ce qu’il y a de plus étranger qui soit à la nature humaine, c’est de la figer dans un état permanent. On peut dire que l’esprit humain est une émanation de cette essence de la matière et de la nature qui la pousse à changer son état et sa forme en permanence en un autre état et en une autre forme. De ce fait, les utopies demeureront des occupations pour les âmes simples. Ce n’est pas un hasard si l’un des plus grands despotes de l’Humanité se tourne précisément vers les « millions de gens simples », car c’est seulement à eux qu’il s’en remet, du fait qu’il estime que pour la plupart des gens, ce qui compte, c’est d’avoir un croûton de pain, et que tout le reste, ce ne sont que « préjugés bourgeois ou propos oiseux d’intellectuels ». Les besoins matériels, c’est la limite, c’est l’horizon, le but et la fin de tous les efforts, souhaits et aspirations humains. Tout passe par et gravite autour du souci de la subsistance. L’être humain devient une bête de somme, une tête de troupeau humain, un outil de travail capable de parler, pour autant que l’on s’attarde sur ce point. Dans cette servitude d’un genre nouveau, l’être humain ne se distinguera de l’esclave romain que par le fait qu’alors que l’esclave de l’Antiquité savait qu’il avait été réduit en esclavage pour avoir été vaincu, pour avoir été moins fort physiquement parlant, et parce qu’il avait été contraint par la force, puisqu’il était protégé par les fers, l’esclave d’aujourd’hui, qui vit dans les nouvelles sociétés utopiques, ne sait pas qu’il est esclave : pendant qu’il se fait esclave, il s’imagine qu’il est libre. Il n’a pas besoin de fers, car sa conscience est modelée depuis sa plus tendre enfance de telle sorte qu’il ne connaisse que ses propres chaînes, mais comme il est plongé dans l’ignorance, il s’imagine que celles-ci sont les rubans de la liberté ; en étant enchaîné jusque dans sa conscience, il mène cette vie servile en toute quiétude, sans rien deviner de son essence cachée, laquelle est dissimulée et réprimée dès son plus jeune âge. Ainsi, l’utopie se révèle être la limite face à laquelle l’être humain prend la mesure de sa propre ruine.

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Pendant l’époque capitaliste, qui ne garantit pas la subsistance de ceux qui n’ont pas de biens, excepté lorsqu’ils sont occupés à travailler, l’être humain est également laissé libre comme durant l’Antiquité. Tout un chacun y était et y demeure libre d’avoir les idées et opinions qui bonnes lui semblent. Ainsi, sous le capitalisme, l’être humain peut être libre, pour autant qu’il soit en mesure d’assurer sa subsistance. Pour une grande partie de la population, la subsistance et la liberté sont garanties sous le capitalisme, à savoir pour l’ensemble des moyens et gros propriétaires, pour l’ensemble des artisans et travailleurs indépendants ou semi-indépendants. Sous le capitalisme, la liberté est également garantie pour l’ensemble des autres branches, même pour les travailleurs qui n’ont pas de quoi manger. Toujours est-il que sous le capitalisme, du fait que la subsistance des travailleurs n’est pas garantie de façon durable, la liberté de ces derniers pose problème. Leur liberté est seulement virtuelle ou formelle. Ils jouissent de la liberté de penser ce qui bon leur semble, mais le souci de leur subsistance ne leur laisse guère de temps pour s’en prévaloir, pour s’y adonner. C’est en cela que consiste la « servitude » du capitalisme. Cependant, ladite servitude du capitalisme n’est pas de nature politique, ni de nature répressive, mais seulement de nature économique, autrement dit, sous le capitalisme, l’être humain dont la subsistance n’est pas garantie est contrait de rechercher un débouché professionnel, de perdre la majeure partie de sa vie dans une lutte pour sa subsistance. La soumission de l’homme par l’homme sous le capitalisme est de nature économique. La contrainte économique n’en constitue pas moins une forme de contrainte. Sa gravité est moindre que celle des contraintes physique et politique ; elle n’est pas non plus comparable à une contrainte naturelle, car on ne voit pas bien pour quelle raison des êtres humains sont incapables de trouver un débouché professionnel. Il est incontestable que c’est la société elle-même qui en est responsable. Sous le capitalisme, son fonctionnement est ainsi réglé qu’elle tolère que l’être humain se demande comment il pourrait faire pour garantir sa subsistance. Bien entendu, la société pourrait résoudre ces questions. Elle pourrait trouver un moyen pour garantir la subsistance du travailleur, même lorsque celui-ci est contraint de demeurer inactif, et les sociétés capitalistes actuelles enregistrent de véritables progrès à cet égard. Toutefois, la société ou qui que ce soit d’autre n’a pas le droit et ne saurait permettre, au nom de leur subsistance, de priver les gens de leur liberté, de les aliéner de leur nature. C’est précisément ce que l’on observe dans les prétendues sociétés « socialistes » contemporaines.

Dans les sociétés socialistes, pour autant qu’elles existent, on assiste à une tendance néfaste qui risque de compromettre l’essence de l’être humain. Cette tendance consiste en ce que celui-ci ne se voit reconnaître aucune liberté d’opinion, ni la possibilité d’envisager les choses à sa manière, pas plus que le droit de se prononcer publiquement sur les usages sociaux, les actes et les discours des dirigeants. La différence entre tous les régimes despotiques qui existèrent autrefois et ces nouveaux régimes despotiques et totalitaires tient à ce que ces derniers nient tout droit et toute action pouvant, ne fût-ce qu’indirectement, porter atteinte à la crédibilité et au prestige de la classe dirigeante. Qui plus est, pour obliger tout le monde à penser de la même manière que les dirigeants, on procède à une opération de « rééducation », autrement dit de transformation de l’horizon spirituel de tout un chacun, de formatage de leurs esprits conformément à l’idéologie de la classe dirigeante. Spinoza dit que le régime le plus despotique est celui qui entend imposer l’opinion des dirigeants à tous les sujets ou citoyens. Selon cette définition et selon les actions entreprises en ce sens, les régimes totalitaires dans les pays « socialistes » sont les plus despotiques de tous ceux qui ont jamais existé. Les moyens actuels qui sont à la disposition des dictateurs au pouvoir y contribuent également. Avant toute chose leurs moyens techniques : les grands réseaux d’appareils d’écoute, les programmes de propagande à la radio, les discours fleuves, les réunions, les activités associatives, les cinémas, les théâtres, la littérature et tout ce à quoi on pourrait penser, est canalisé uniquement en vue d’éliminer les moindres reliquats d’opinions personnelles sur des idées et des problèmes sociétaux, philosophiques et autres, de même qu’en vue d’inculquer leurs idées, leurs conceptions en tant que quelque chose d’incontestable, de « scientifique » et de « plus progressiste qui soit ». Mais quels que soient les qualificatifs de leurs conceptions, celles-ci n’en sont pas moins inculquées de force et sous la contrainte, de telles sorte que l’on essaie de chosifier l’être humain et de le transformer en bête de somme.