Blog • Roumanie : le national-communisme était aussi un populisme

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Dans sa synthèse sur le populisme roumain, Robert Adam (Deux siècles de populisme roumain) justifie – lors d’un échange avec Nicolas Trifon – l’impasse sur la période communiste par « l’absence des deux critères minimums de définition de ce courant, à savoir (1) l’appel au peuple et (2) la mobilisation contre les élites corrompues ». Rapides, ces affirmations appellent néanmoins des nuances tout aussi synthétiques, estime l’historien Traian Sandu.

Réflexions sur une amorce de débat : disons-le d’emblée, Ceauşescu et son environnement idéologique ne sont pas absents du livre de Robert Adam (pp. 216-227), mais apparaissent rétrospectivement comme des influences, après 1989, pour le populisme nationaliste plutôt de droite – même si le soi-disant Parti social-démocrate roumain, en tant que formation parapluie héritière de l’ancien Parti communiste roumain, a également récupéré sa dimension nationaliste, en réintégrant même de nombreux membres du Parti de la Grande Roumanie après la mort en 2015 de son chef, l’ancien poète de cour de Ceauşescu Corneliu Vadim Tudor.

L’appel au peuple effectué par Ceauşescu est dirigé contre deux principales cibles : (1) la tutelle soviétique – puisque la Roumanie fait partie d’un empire centré sur Moscou, toute attaque envers l’URSS s’effectue au nom d’une re-légitimation nationale qui ne peut pas passer par les canaux habituels de propagande du Parti communiste, mais par des manifestations populaires ; en effet, (2) le Parti communiste lui-même est la deuxième cible des critiques de Ceauşescu, car certains courants prosoviétiques pouvaient lui échapper et se retourner contre lui, surtout à la suite de ses multiples provocations antisoviétiques depuis le début des années soixante : ses appels au peuple contre les « dogmatiques » (les staliniens prosoviétiques attardés dans les années de national-communisme) prouvent que populisme et totalitarisme ne sont pas incompatibles, bien au contraire – et nous y revenons de suite avec les définitions modernes du totalitarisme, liées aux avancées de la « fascistologie » depuis une trentaine d’années.

Les « moments de grâce » de 1968

L’auteur du livre ne voit pas la possibilité d’une critique des élites au pouvoir, puisque précisément Ceauşescu est censé la représenter. Or Ceauşescu s’insurge souvent contre l’appareil corrompu du Parti communiste et tend à le court-circuiter grâce à au moins deux pratiques bien connues, et une moins connue. La première réside dans les manifestations populaires parfois improvisées – et non planifiées par la lourde bureaucratie de la propagande officielle –, comme lors des « moments de grâce » de 1968 (discours en compagnie de De Gaulle et surtout critique de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie), mais aussi lors de moments difficiles comme la grève des mineurs d’août 1977, lorsque Ceauşescu se rendit sur place et se fit durement chahuter. Une deuxième pratique consiste dans l’appel à la population à s’exprimer directement grâce aux lettres adressées au couple présidentiel, parfois anonymement (voir l’excellent livre de Mioara Anton sur le sujet [1]), doublant l’appareil du Parti communiste dans un mouvement parfaitement populiste. Une troisième pratique est une épuration de bas en haut, par le moyen d’un serment prêté par tous les membres du Parti communiste après une critique de chacun des membres à l’échelon local, afin de vérifier son enthousiasme, mais aussi sa moralité (donc sa double dimension de militant révolutionnaire et de citoyen conservateur). Cette vérification d’ampleur eut lieu à partir d’avril 1975 [2].

Le communisme : totalitaire, et point à la ligne ?

Plusieurs passages du compte rendu de Nicolas Trifon méritent un retour sur la définition du totalitarisme en relation avec le populisme :

Le refus de voir l’empreinte du populisme dans la politique menée pendant la période “héroïque”, stalinienne, comme, pour des raisons pas toujours du même ordre, dans la dérive qui a suivi une courte période d’accalmie découle de la définition du régime communiste comme totalitaire. Totalitaire, et point à la ligne, donc au-dessus d’une catégorie politique comme le “populisme”.

Précisément, une des définitions « modernes » du totalitarisme (Roger Griffin), c’est le « populisme palingénésique », donc un appel au peuple lui promettant la renaissance politique, socio-culturelle, anthropologique (avec l’idéal de création volontariste d’un homme nouveau, d’une société nouvelle, aussi bien par le fascisme que par le communisme bolchevik). On peut donc parler de populisme pour la période de la reconstruction stalinienne après les destructions de la guerre (1945-1951) et avant les premières agitations sociales du début des années 1950 dans l’ensemble du bloc de l’Est [3], mais aussi pour la reprise du prométhéisme néostalinien de modernisation de la période 1969-1989 pour Ceauşescu.

Nicolas Trifon relève aussi, dans le passage du livre de Robert Adam consacré au fascisme roumain de la Légion de l’archange Michel, le refus d’intégrer ce mouvement au courant fasciste européen (et même mondial) tel que défini par les théories modernes du fascisme (qui sont aussi celles du totalitarisme) :

Nous ne sommes pas loin ici d’une tendance courante en Roumanie, celle de vouloir soustraire à tout prix le mouvement légionnaire de la famille politique désignée par le terme générique ”fasciste”.

Pour ma part, comme j’ai tenté de le démontrer dans ma thèse d’habilitation [4], je prendrais le contre-pied de cette tendance et intègrerais le légionnarisme au fascisme générique défendu par les théories modernes du fascisme (George Mosse et le caractère révolutionnaire du fascisme, Emilio Gentile et sa dimension de religion politique, Roger Griffin et son aspect de populisme palingénésique, Stanley Payne et Roger Eatwell entre autres [5]). Signalons que le stalinisme, outre l’article indiqué de Nicolas Werth, a aussi fait l’objet d’une approche par la révolution culturelle enthousiasmante chez Stephen Kotkin [6]. Le populisme a donc aussi été mobilisé par le totalitarisme des idéologies prométhéennes et révolutionnaires à partir des révolutions bolchevique et fasciste.
Traian Sandu
septembre 2020

PS : prochain blog, du même auteur : La tentation populiste du Conducător.

Notes

[1Mioara Anton, ”Ceauşescu şi poporul !”. Scrisori către ”iubitul conducător” (1965-1989) [« Ceauşescu et le peuple ! ». Lettres au « dirigeant bien-aimé »], Târgovişte, Ed. Cetatea de Scaun, 2016, 369 p.

[2Traian Sandu, « Le serment sous Ceauşescu : entre nationalisme étatique et épuration partisane », dans Hervé Bismuth et Fritz Taubert, Le Serment. De l’âge du Prince à l’ère des nations, Peter Lang, à paraître en 2020.

[3Pour une analyse commode de ce débat centrée sur Staline, voir Nicolas Werth, « Le stalinisme au pouvoir. Mise en perspective historiographique », dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 69, janvier-mars 2001, pp. 125-135.

[4Un Fascisme roumain. L’histoire de la Garde de fer, Paris, Perrin, 2014, 494 p. (trad. en roumain par Simona Modreanu : Istoria Gărzii de Fier. Un fascism românesc, Chişinău, Ed. Cartier, 2019, 479 p.).

[5Une définition claire de ce mouvement interprétatif se trouve chez Roger Griffin, « The Primacy of Culture : The Current Growth (or Manufacture) of Consensus within Fascist Studies », Journal of Contemporary History 37, 2002, pp. 21-43 ; ses réalisations les plus achevées se trouvent dans les publications de George Mosse, La Révolution fasciste, Paris, Seuil, 2003, 269 p. ; Emilio Gentile, La Religion fasciste, la sacralisation de la politique dans l’Italie fasciste, Perrin, 2002 ; Stanley G. Payne, A History of Fascism : 1914-1945, The Wisconsin University Press, Madison, 1995, 613 p. ; Roger Eatwell, Fascism, London : Chatto & Windus, 1996 (nouvelle édition : Fascism. A History, Pimlico, 2003, 402 p.) et Roger Griffin, The Nature of Fascism, Londres, Pinter, 1991.

[6Stephen Kotkin, Magnetic Mountain. Stalinism as a Civilization, California University Press, 1997, 728 p.