Propos recueillis par Florentin Cassonnet
Les minorités en Roumanie.
Hommage à Nicolas Trifon
Table-ronde le 3 février à Arcueil,
dans le cadre des Ve Rencontres littéraires du Courrier des Balkans
avec Michel Carassou, éditeur, spécialiste de l’oeuvre de Benjamin Fondane
Matei Cazacu, historien, co-auteur avec Nicolas Trifon, de Un Etat en quête de nation : la République de Moldavie
Catherine Horel, historienne,
et Catherine Roth. anthropologue, spécialiste des Saxons de Transylvanie.
Débat animé par Florentin Cassonnet
Gelu Duminică est sociologue, professeur à l’Université de Bucarest. Depuis 2000, il coordonne l’activité de la Fondation Agence pour le développement communautaire Împreună (« Ensemble »), une association qui soutient le développement des communautés les plus défavorisées de Roumanie, avec l’accent sur les communautés roms, qui représentent au moins 3% de la population du pays, soit 600 000 personnes.
Le Courrier des Balkans (CdB) : Il semble que les Roumains ont montré plus d’intérêt pour le mouvement Black Lives Matter que pour les abus racistes qui ont lieu dans leur propre pays. Les Roms ne sont-ils pas le « peuple noir de Roumanie » ?
Gelu Duminică (G.D.) : À certains égards, nous le sommes. On partage beaucoup de choses avec les Afro-américains, d’abord l’esclavage. Les Roms ont été des esclaves en Roumanie pendant 500 ans. D’un autre côté, l’État américain a commencé à faire des choses en faveur des Afro-américains dans les années 1950, l’État roumain a commencé en 2000. Il y a donc un retard de 50 ans. Aussi, le niveau d’investissement, de prise de conscience, de soutien public sont totalement différents dans les deux pays. La majorité des Roumains ne sont pas conscients de la nécessité de changer les choses. On ne parle toujours pas de réconciliation historique, qui est pourtant nécessaire. Au contraire, les Roumains élèvent toujours leurs enfants selon le fameux adage : « Si tu n’es pas sage, les Tsiganes viendront te prendre ». Aujourd’hui encore, selon toutes les études qu’on a faites ces dernières années, environ 70% des Roumains ne veulent pas de Roms comme voisins.
CdB : En avril 2020, à Bolintin Vale, à 40 km de Bucarest, une vidéo montre un raid de la police sur des hommes roms. On voit plusieurs hommes allongés à plat ventre sur sol, les mains ligotées dans le dos, et on entend surtout des cris horribles, ceux d’un homme qui se fait battre à coups de bâton par deux policiers pendant qu’un autre policier fait pression avec son pied sur son cou...
G.D. : Je me souviens très bien de cette vidéo, car c’est moi qui l’ai postée sur les réseaux sociaux. Elle m’a été envoyée par quelqu’un qui voulait rester anonyme. Je peux juste dire que ce n’est pas un policier, ni un Rom. On peut dire que c’est un fonctionnaire roumain.
Ce genre de violences policières arrive plus souvent qu’on ne l’imagine. Il y a deux jours, une personne – non rom – est morte à la suite d’une intervention de la police. L’affaire n’est pas claire, il manque les images, mais le fait est qu’il y a des violences policières, que ces abus sont légions, et que si tu es rom, si tu es pauvre, si tu es sans-abris, etc., tu as plus de chances d’en être la victime.
Je ne veux pas m’étendre sur l’affaire de Bolintin Vale, car elle est en cours de jugement. Mais ce que je tiens à souligner, c’est que le chef de la police locale, qui avait été suspendu de ses fonctions après les faits, a été réintroduit à son poste. Pourtant, selon témoignages et les médias, il était présent lors du raid, et même l’auteur des violences que l’on voit sur la vidéo. Les ONG de défense des droits des Roms ont fourni des avocats aux victimes, nous espérons que la vérité et la justice gagneront. Il semble que les preuves sont évidentes, mais je suis seulement sociologue, pas expert juridique.
CdB : Lorsque la vidéo a été postée, les réactions en ligne ont montré plus de soutien à la police qu’aux hommes à terre...
G.D. : Pour les réactions à cette affaire, je préfère voir le verre à moitié plein. Si cela avait eu lieu il y a 20 ans, la majorité des réactions auraient été négatives, blâmant les victimes. Aujourd’hui, je vois d’autres choses et je note une amélioration. Une grande majorité des médias mainstream, les plus grandes chaînes télé, les journaux, les politiciens ont condamné ces violences et soutenu les victimes, demandant que la loi s’applique aux policiers impliqués. Le soutien qu’on a reçu des officiels a été élevé, et même si c’est juste des déclarations, c’est déjà quelque chose. Donc je ne blâmerai pas la société roumaine dans cette affaire. À mon avis, la majorité de la société était du côté de l’application de la loi contre les policiers.
Dans le même temps, l’IRES a fait un sondage en mai 2020, c’est-à-dire un mois après cette affaire. D’après ce sondage, 50% des Roumains considèrent la force physique dont a usé la police contre les communautés roms pendant l’état d’urgence comme appropriée, et 25% considèrent que la police devrait intervenir plus sévèrement...
Jusqu’en 2009, la définition officiel de « Rom » dans le dictionnaire roumain, c’était « personne à la peau foncée avec un comportement anti-social »
Il ne faut pas oublier d’où l’on vient. Au début des années 1990, on avait encore beaucoup de conflits inter-ethniques où des centaines de Roms sont morts. C’était il y a 30 ans. En termes de changement social, 30 ans, ce n’est rien. On ne peut pas effacer en 30 ans les siècles au cours desquels les Roms étaient considérés comme inférieurs. Aujourd’hui encore, les enfants roumains sont élevés dans un système raciste, et les enfants roms ne font pas confiance aux Roumains. Or, les gens sont ce qu’on leur apprend à être.
Autre chose : jusqu’en 2009, la définition officiel de « Rom » dans le dictionnaire roumain, c’était : « personne à la peau foncée avec un comportement anti-social ». C’était il y a seulement douze ans. On a porté plainte contre l’Académie roumaine pour changer la définition et on a gagné.
Je suis optimiste parce que j’ai la possibilité de regarder en arrière, je travaille depuis 21 ans et je sais comment c’était à mes débuts. Je vois le changement à l’intérieur de la société, à l’intérieur du mouvement rom, je vois de nombreux jeunes qui ont de nouvelles perspectives dès ils reçoivent les bonnes informations. J’enseigne à l’Université de Bucarest sur l’équité sociale et les minorités et je vois comment mes étudiants arrivent à mon cours au début du semestre et comment ils en sortent à la fin, comment ils réagissent quand ils reçoivent différentes informations et sont encouragés à réfléchir par eux-mêmes. Donc, oui, je suis optimiste.
CdB : En décembre 2020, le Parlement roumain a adopté une loi sur les discriminations et les actions contre les Roms. Est-ce aussi un motif d’espoir ?
G.D. : Cette loi a été proposée par un député rom, c’est la copie parfaite de la loi sur l’antisémitisme. La loi est importante, mais elle n’est pas suffisante. On a beaucoup de lois sur le papier qui ne sont pas appliquées. Et la loi, c’est le bâton. Ce que je voudrais, c’est que le respect qui nous est dû comme à chaque être humain ne nous soit pas donné sous la menace du bâton, mais parce que les gens y croient. Donc je pense que cette loi ne fera rien si, à côté, nous ne promouvons pas les valeurs de diversité et de respect à l’intérieur de notre société. La loi ne peut pas remplacer l’éducation, les investissements, le rebranding des Roms, comme lorsqu’on fait changer la définition du dictionnaire...
CdB : Revenons à Bolintin Vale. Le raid a eu lieu pendant le premier confinement, la police venait s’assurer que les gens respectaient bien les mesures de confinement. La pandémie touche-t-elle les communautés roms de façon particulière ?
G.D. : De façon particulière, non, mais plus, oui. Car la pandémie a fait ressortir les inégalités : les pauvres deviennent plus pauvres, les vulnérables plus vulnérables et les gens en marge sont poussés encore plus à la marge... Pour les plus pauvres, dont la majorité des Roms font partie, le confinement, l’injonction « restez à la maison », c’est le risque de la famine, car ils sont dans une situation où, s’ils ne sortent pas travailler pendant la journée, ils n’auront rien à mettre sur la table le soir. Ensuite, ceux qui n’ont pas accès à l’eau courante ont aussi plus de mal à maintenir un hygiène rigoureuse et à se protéger contre l’épidémie.
Or, ce sont des problèmes auxquels le gouvernement n’a pas répondu, et c’est en partie pour cette raison que nous avons au Parlement, pour la première fois depuis longtemps, un parti d’extrême-droite populiste, l’Alliance pour l’union des Roumains (AUR). Parce que ceux qui sentent qu’ils ont été abandonnés par les autorités et les politiques cherchent un sauveur, et les partis populistes se présentent toujours ainsi. Aujourd’hui, lors des manifestations anti-restrictions, les populistes de l’AUR utilisent les plus vulnérables pour promouvoir leur agenda.
Il y a 70 ans, c’est ce genre d’idéologie et de discours qui ont mené à la déportation de leur famille
CdB : Les Roms ont-ils voté pour l’AUR aux législatives de décembre 2020 ?
G.D. : Une partie d’entre eux, oui. Mais ce n’était pas un vote ethnique, c’était un vote anti-système. Les Roms n’ont pas voté en tant que Roms mais en tant qu’électeurs déçus, qui regardent du côté des partis anti-système. Certains leaders locaux roms ont même été des promoteurs de l’AUR, et parmi eux, certains se considèrent comme des activistes roms et des défenseurs des droits humains.
Mais ils oublient qu’il y a 70 ans, c’est ce genre d’idéologie et de discours qui a mené à la déportation de leur famille. Je suis quelqu’un de compréhensif, mais pas sur ce sujet : ma famille a été déportée pendant la Seconde Guerre mondiale par des gens qui promouvaient le même type de messages. Pour moi, ceux qui choisissent de soutenir ce discours, ce ne sont plus des activistes de la cause rom, ce sont des activistes de l’AUR.
Cela dit, je choisis de rester optimiste. Je vois ce que nos ancêtres ont fait. Oui, on est un mouvement encore faible, mais on est un mouvement. Je vois la jeune génération de Roms, je vois les non-Roms qui soutiennent le mouvement, c’est un motif d’espoir. On ne peut pas diviser le monde entre racistes et anti-racistes : au milieu, il y a beaucoup de gens qui attendent juste le bon message pour soutenir la cause.