Mémoire des Juifs des Balkans (6/10) • Ivan Ivanji : « C’est Hitler qui m’a appris que j’étais juif »

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C’est un témoin privilégié du siècle. Ivan Ivanji a survécu à Buchenwald et est devenu l’interprète de Tito. Journaliste et écrivain, il publie aussi bien en serbe qu’en allemand. À bientôt 92 ans, il a toujours bon pied, bon œil. Et en plus, il en a « marre d’être juif ». Portrait.

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Texte : Milica Čubrilo Filipović | Photos : Marija Janković


Cet article est le sixième volet d’une série de reportages sur la mémoire « à demi-oubliée » des Juifs des Balkans. Avec le soutien de l’ambassade de Suisse à Belgrade.


© CdB / Marija Janković

« Hitler m’a fait découvrir que j’étais juif et que cela avait de l’importance, mais nous n’avons jamais été d’accord. » Il y a sur son visage un sourire espiègle. À 92 ans, Ivan Ivanji est un sacré témoin de son temps. Survivant des camps de concentration nazis et plus tard interprète de Tito, cet écrivain et journaliste refuse de s’apitoyer sur son sort. Lui qui conserve en toute circonstance un sens de l’humour sarcastique préfère célébrer la vie.

Né en 1929 à Veliki Bečkerek (aujourd’hui Zrenjanin) en Voïvodine, au nord du Danube, Ivan Invanji a été élevé dans un esprit d’ouverture cosmopolite. « Ma sœur et moi avons vécu avec des Serbes, des Juifs, des Allemands, des Hongrois, des Slovaques et des Roumains... Mon père m’emmenait dans les quatre maisons de Dieu, tout comme on va au théâtre. Un prêtre orthodoxe habitait au même étage et j’allais souvent chez lui, car il avait plus de temps à me consacrer que mes parents qui étaient médecins. C’est ainsi que j’ai appris les coutumes orthodoxes. Mon père me disait que je déciderais plus tard, quand je serais adulte, si je crois en Dieu et si oui, sous quelle forme. Nous n’étions pas une famille pratiquante. Je n’ai même pas été circoncis. »

© CdB / Marija Janković

Ses parents, qui avaient fait leurs études en Allemagne, et qui tenaient à ce que le jeune Ivan parle la langue de Goethe sans l’accent des podunavske švabe, les « Souabes de Voïvodine », ont fait venir de Slovénie une gouvernante autrichienne, nommée Ilse von Schluderman. À l’école, les enfants apprennent le serbe et le hongrois. « Nos parents parlaient allemand avec ma sœur et moi, hongrois entre eux, et serbe avec le reste du monde. »

Une enfance heureuse et insouciante, jusqu’au jour où des portraits d’Hitler sont placardés sur les murs du Centre culturel des allemands de Voïvodine. Ivan est séparé de ses parents. Ce n’est qu’à son retour des camps qu’il apprendra le sort qui leur a été réservé. Son père a été fusillé à Topovske šupe. En août 1941, l’occupant allemand a transformé cette ancienne base militaire du quartier d’Autokomanda en un camp de rétention. Sur les 5000 à 6500 prisonniers juifs et roms, plus de 4000 ont été tués. Sa mère, elle, a péri dans le camion à gaz de Sajmište, le site de l’ancien Parc d’exposition de Belgrade, appelé alors Judenlager Semlin.

© Archives familiales

Ivan trouve refuge à Novi Sad, dans un appartement de la famille. Il soupçonne son oncle d’avoir trahi. Puis, grâce à un baptême express chez les calvinistes, organisé auparavant par son père qui sentait venir le danger, il parvient à se faire passer pour un Hongrois, et poursuit sa scolarité pendant trois ans au lycée. Mais en 1944, la Gestapo frappe à sa porte. C’est lui personnellement qu’elle est venue chercher. Ce n’est pas une razzia.

« Ich bin arbeitsfähig ! », crie-t-il en débarquant à Auschwitz. Il a quinze ans et il est convaincu que ceux qui sont capables de travailler ont une chance d’échapper à une mort immédiate. « Je refusais de croire qu’on tuait pour exterminer, malgré les cheminées du crématorium. Même quand un compagnon à qui j’avais demandé ce qui sentait si mauvais m’a répondu : ’Tes parents’. Ce n’est que plus tard que j’ai intégré la vérité, lorsque je me suis retrouvé à Buchenwald. »

Une lettre de son père du camp de Sajmište
© Archives familiales
Le matricule sur le registre du camp
© Archives familiales

Comment a-t-il échappé à la mort ? Aujourd’hui encore, il ne se l’explique pas. « Je persiste à me souvenir de quelqu’un qui m’a parlé en serbo-croate. Or, après la guerre, j’ai fait beaucoup de recherches. Je séjournais à l’hôtel Elephant à Weimar, où Hitler avait l’habitude de descendre, juste à côté de Buchenwald. Personne de notre région n’aurait pu être là au moment où mon nom a été effacé de la liste de ceux qui devaient repartir à Auschwitz. » C’est ainsi qu’il passera l’hiver 1944-45 dans des baraquements de Buchenwald, à jouer aux échecs et à lire Nietzsche. Ses compagnons qui ont survécu resteront amis pour la vie.

Parmi eux, Charles Odic, un médecin qui fut longtemps maire de Sèvres. Il le reverra à Paris en 1952, lors d’un voyage qu’il s’est offert grâce aux per diem du journal étudiant Omladina. Par la suite, il lui rendra souvent visite, arpentant les pavés de la Ville Lumière. « C’était une époque où je ne mangeais que des frites, en rue, pour économiser... » Charles Odic l’initiera aux palettes de la gastronomie française.

Prix du concours Savez, 1960. Jury : Aron Alkalaj, Ljubiša Joci, Zoran Đorđević, Ivan Ivanji, Julija Najman. Lauréats : Danilo Kiš, Tugomir Brukner, Filip David.
© Archives Vreme / Auteur : Musée historique juif de Belgrade

« D’ailleurs, voulez-vous un calvados ? » Ivan Ivanji se lève en douceur de son grand et confortable fauteuil, tout en s’assurant de garder l’équilibre, puis s’avance à petits pas vaillants vers une armoire-caverne d’Ali baba qui regorge de tous les alcools du monde. « Ma tension artérielle est basse, je m’accorde un petit verre pour la soigner... »

« La Yougoslavie, ma patrie »

De retour à Novi Sad, il apprend que sa gouvernante fut la maîtresse d’un membre de la Gestapo. Il ne la reverra pas. À Zrenjanin (rebaptisée en l’honneur de Žarko Zrenjanin, un chef des Partisans communistes de Voïvodine), un médecin et sa famille ont emménagé dans l’appartement. « Vous pouvez prendre les affaires qui ont appartenu à votre famille si vous en trouvez », lui dit le docteur. Il ne reste qu’un vieux lustre, il ne le prendra pas.

Ivan s’installe seul à Novi Sad. Il fait des études techniques et intègre les jeunesses communistes. Mais c’est trois ans plus tard, à Belgrade, qu’une nouvelle vie commence : il étudie l’architecture, la civilisation allemande, écrit pour Omladina et devient membre du jury de l’Almanach juif. « Je me souviens de l’année 1959. Le premier prix a été attribué à Danilo Kiš, et le deuxième à Filip David. »

Josip Broz Tito, Ivan Ivanji
© Archives familiales

Grâce à l’allemand que sa nourrice lui a appris, Ivan Ivanji devient traducteur des hauts fonctionnaires du Parti, puis du maréchal Tito en personne. « Il me surprenait toujours par sa mémoire et son humour », se rappelle-t-il, admiratif. Un portrait de Tito trône sur une petite table du salon.

Josip Broz Tito et Ivan Ivanji
© Archives familiales

Communiste, Ivan Ivanji l’a été et il reste profondément ancré à gauche. À la question de savoir si la Yougoslavie titiste a suffisamment commémoré les victimes de l’Holocauste, alors que les sites de Topovske šupe et de Sajmište sont toujours à l’abandon et tombent en ruines, il répond : « Il y a eu des marques de respect. Tito s’est rendu à deux reprises à Jasenovac. Je suis yougonostalgique. La priorité, c’était l’égalité sociale ».

« J’ai marché sur le sol de Sajmište, où ma mère a été envoyée à la mort. Après la guerre, des artistes y ont installé leurs ateliers. Je n’ai aucun sentiment de piété envers les lieux de ce genre. » Il précise qu’il veut se faire incinérer, et non pas enterrer, et rejoindre ainsi la femme de sa vie, Dragana, une ballerine qui fut sa troisième épouse et qui repose au rosarium du Nouveau cimetière de Belgrade. « J’aurais préféré qu’on disperse mes cendres dans le Danube... Malheureusement, c’est interdit. »

© Archives familiales
Léonid Brejnev, Erich Honecker, Ivan Ivanji et Josip Broz Tito. Berlin, juin 1976
© Archives Vreme

La Yougoslavie titiste, qui avait alors un poids géostratégique, lui permettra de côtoyer les grands de ce monde, comme Helmut Schmidt et Willy Brandt, « la plus honnête âme tombée dans l’affreux métier de la politique ». Il sera aussi nommé attaché culturel auprès de l’ambassade yougoslave à Bonn. « La Yougoslavie, c’était ma patrie, de Triglav au lac d’Ohrid... ».

Helsinki. Josip Broz Tito, Miloš Minić, Ivan Ivanji, Hans-Dietrich Genscher, Helmut Schmidt
© Archives familiales
L’anniversaire du président fédéral d’Autriche, Franz Jonas
© Archives familiales

« Je ne viendrai plus, je ne payerai plus ma cotisation ! Et ce n’est pas moi qui quitte le Parti, c’est le Parti qui me quitte ». Révulsé par Slobodan Milošević, il rend sa carte du Parti. Au lendemain de la XIIIe session plénière du Comité central de la Ligue des communistes de Serbie, le 22 septembre 1987 à Belgrade, où Milošević s’imposera comme le personnage-clé de la politique serbe, Ivan Ivanji et sa famille plient bagages et embarquent dans leur Ford, direction Vienne. En vertu de sa « contribution exceptionnelle » à l’État autrichien, il obtiendra la nationalité autrichienne, tout en conservant la nationalité yougoslave. « Sinon, mon épouse n’aurait pas voulu du passeport autrichien », dit-il.

« Marre d’être juif »

Au neuvième étage d’une tour sans âme, son appartement truffé de livres jouit d’une vue imprenable sur la ville, la basilique Saint-Sava... et Topovske šupe. « Mes enfants m’enjoignent de déménager, de vivre plus près de chez eux. Mais je ne suis pas condamné à l’immobilité forcée. Une dame que rémunère l’association des Juifs de Belgrade vient faire le ménage trois fois par semaine. Et c’est une excellente cuisinière ! »

« On peut être juif en s’installant en Israël ou en étant pratiquant. Moi, je ne suis ni l’un, ni l’autre. Je suis un filou sans patrie, un apatride qui ne se sent chez lui qu’à Belgrade. Et je peux me permettre de critiquer. »

Topovske šupe
© CdB / Marija Janković
Sajmište
© CdB / Marija Janković

La politique des migrations de l’Union européenne, par exemple. Le naufrage en Méditerranée de ceux et celles qui tentent d’émigrer en Europe ? Il n’hésite pas à le comparer à Auschwitz : « Quand un enfant tient la main de sa mère parce qu’il lui fait entièrement confiance et qu’il se retrouve dans un four crématoire, et quand un enfant prend la main de sa mère de la même façon et qu’il se noie pendant que nous sommes en train de parler, le drame est pareil. Mais aujourd’hui, le second me paraît plus terrible. »

© CdB / Marija Janković

Ivan Ivanji a écrit plus de 150 romans, essais et pièces de théâtre. Et ce n’est pas tout : la sortie d’un nouveau roman en allemand, Corona à Buchenwald, est prévue le 22 février en Autriche, puis celle d’un autre ouvrage, en serbe cette fois, La solitude des minorités, en juillet prochain à Belgrade.

« Comme j’en ai marre des Juifs, mon héros est un Hongrois. Il méprise son père qui a servi tous les régimes, et il est frustré parce qu’on le regarde comme le fils de son père sans s’intéresser à ses propres qualités. » L’histoire de sa Yougoslavie. « Ce sera sans doute mon meilleur roman. » Et le voilà qui nous raccompagne, soudain un peu pressé. Il est bientôt 19h, l’heure du JT qu’il ne voudrait pas rater.

© CdB / Marija Janković