Journalisme d’investigation en Serbie : « les autorités bloquent le travail des journalistes par tous les moyens »

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KRIK est l’un des rares médias d’investigation en Serbie, mais c’est aussi la principale cible des attaques des tabloïds serbes, « les chiens de garde » du pouvoir. Malgré les pressions et le peu de moyen, ses six journalistes se sont taillés une solide réputation avec leurs enquêtes très fouillées sur la corruption et le crime organisé. Interview.

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Propos recueillis par Jelena Prtorić

Aleksandar Vulin croqué par Krik.
© KRIK

Jelena Radivojević, l’une des six journalistes de KRIK (le cri, en serbe) a participé à la conférence régionale sur l’état du journalisme d’investigation dans les Balkans, organisé par le Courrier des Balkans le 2 novembre 2017 à Pristina. KRIK, le plus jeune site d’investigation serbe, couvre notamment les sujets liés à la corruption et au crime organisé et s’est taillé une solide réputation avec ses enquêtes approfondies. Nous avons discuté avec Jelena Radivojević des risques du métier et les entraves à l’exercice du journalisme d’investigation en Serbie.


Courrier des Balkans (C.d.B.) : En Serbie, il y a aujourd’hui trois médias d’investigation importants : BIRN, le CINS et KRIK. La Serbie est-elle un « eldorado » du journalisme d’investigation ? De quelle manière collaborez-vous avec vos collègues et pourquoi KRIK a choisi de se spécialiser dans les enquêtes sur la corruption et le crime organisé ?

Jelena Radivojević (J.R.) : Il est vrai que les gens venant de l’étranger sont surpris qu’il y ait tant de médias d’investigation sur un si petit territoire. Peut-être qu’en Serbie nous avons davantage de corruption et de crimes qu’ailleurs…. Ou peut-être sont-ils seulement un peu plus visibles ? La situation politique en Serbie est bien pire qu’en Croatie, par exemple. Il y a donc peut-être davantage de personnes qui ont décidé d’en parler ouvertement.

En Serbie, on cite souvent Brankica Stanković et son émission Insajder comme des précurseurs du journalisme d’investigation, dans des années 2000, même si le journalisme d’investigation existait bien plus tôt. Les fondateurs du KRIK sont passés par d’autres médias d’investigation comme l’OCCRP ou le CINS. Quand ces organisations ont commencé à traiter des sujets qui ne nous intéressaient plus tellement, nous avons décidé de nous focaliser sur la corruption et le crime organisé. Et quand vous voulez traiter de ces sujets-là, il faut s’y consacrer à temps plein.

On nous demande souvent si nous nous disputons pour les sujets avec d’autres médias d’investigation. Il est vrai qu’il y a parfois des sujets qui se croisent, mais nous collaborons avec nos collègues, tant que nos projets le permettent. Stevan Dojčinović, le rédacteur en chef de KRIK, a introduit le réseau OCCRP en Serbie et vu que le CINS est aussi membre de ce réseau, nous collaborons parfois avec eux dans le cadre de cette plateforme. Mais il y a aussi une certaine compétition qui est bénéfique pour nous pousser à faire de notre mieux et arriver à la meilleure histoire possible.

C.d.B. : Il semble que votre site soit particulièrement dans le collimateur des tabloïds.

J.R. : Il me semble effectivement que les attaques contre KRIK sont les attaques les plus virulentes. À l’exception des attaques contre Brankica Stanković, qui vit sous escorte policière depuis des années à cause d’un reportage qu’elle a réalisé sur les supporteurs de foot et des menaces de mort qu’elle reçoit quotidiennement.

Stevan Dojcinović est [la cible principale des attaques. Pas seulement parce qu’il est notre rédacteur en chef, mais aussi parce qu’il est jeune et qu’il a de nombreuses enquêtes à son actif. Ces attaques ne se font jamais par des canaux officiels : les révélations faites par KRIK n’ont jamais été démenties par des faits. Ce que l’on essaie plutôt, c’est de discréditer la rédaction en général et Stevan personnellement, de les présenter comme des gens qui n’aiment pas ce pays. Quand KRIK a travaillé sur une base de données du patrimoine des hommes politiques, Informer [un tabloïd proche du régime] a publié une photo de Stevan en Une, l’accusant d’être un agent de services secrets étrangers. Ils ont ensuite publié des photos privées qui n’avaient rien à voir avec le sujet, toujours dans le but de le discréditer.

Après le dernier sujet brûlant publié, celui sur un appartement de 245 000 euros en plein centre de Belgrade acquis dans des conditions douteuses par le ministre de la Défense Aleksandar Vulin, les hommes du mouvement dont Vulin est président ont immédiatement publié plus qu’une douzaine de communiqués. Dans ces communiqués, ils ont, entre autres, qualifié Stevan de « toxicomane » qui « invente ses articles sous l’emprise de l’opium ». La Première ministre Ana Brnabić a plus tard déclaré qu’elle « comprenait leur réaction émotionnelle » car elle-même avait été sujette à une enquête de KRIK quelques mois auparavant. Quand une Première ministre, censée être pro-européenne, ne condamne pas l’attaque contre des journalistes, cela envoie un message clair à la presse.

Les institutions qui nous empêchent de faire notre travail le font en ne faisant pas leur travail.

Nos journalistes n’ont encore jamais été attaqués physiquement, mais il y a quatre mois, quelqu’un a mis à sac l’appartement de notre journaliste Dragana Pećo. L’ordinateur portable et le téléphone qui se trouvaient sur son bureau n’ont pas été pris, alors que tout l’appartement était sens dessous dessus. Après les faits, le ministre de l’Intérieur a fait une déclaration publique et promis qu’il allait tout faire pour résoudre le cas. Bien sûr, jusqu’à ce jour, rien a été fait : la dernière information que nous avons eue, c’est qu’un groupe de cambrioleurs bulgares opère dans ce quartier.

Il y a un an et demi, la rédaction a également reçu des menaces de mort via Facebook. Nous l’avons signalé à la police immédiatement. Depuis, nous avons réussi à identifier la personne derrière les menaces, alors que la police n’y est toujours pas parvenue, semble-t-il...

C.d.B : Est-ce qu’on essaie de vous faire taire, de vous faire peur, par des voies légales aussi ?

J.R. : Les institutions qui nous empêchent de faire notre travail le font en ne faisant pas le leur. En Serbie, il y a une loi sur l’accès à l’information, mais les institutions ne la respectent pas vraiment. Normalement, vous devriez recevoir toute information demandée dans un délai de 15 jours, à moins qu’elle ne soit trop volumineuse, et dans ce cas-là le délais est de 40 jours. Or, par exemple, un fond de pension refuse depuis deux ans de nous donner les informations sur le nombre d’années salariées du Président Aleksandar Vučić. Ils ont payé de multiples amendes, ou plutôt ce sont les citoyens qui ont payé les amendes, car ils ne veulent pas fournir d’informations aux citoyens. Le Parquet paie des centaines de milliers de dinars parce qu’il ne soumet pas d’informations. C’est la principale tactique pour empêcher le travail des journalistes.

C.d.B : Ces dernières années, les médias d’investigation serbes, dont KRIK, ont reçu de nombreuses récompenses internationales. Cette reconnaissance de votre travail vous aide-t-elle à recueillir des fonds ? Avez-vous reçu des soutiens de l’UE ?

J.R. : Le soutien de l’UE existe, mais le problème est que le pouvoir actuel est en même temps soutenu par Bruxelles. Même si Aleksandar Vučić et son gouvernement ne sont pas du goût de tout le monde, ils sont vus comme pro-européens. Je pense que Bruxelles est plutôt un soutien moral : de temps en temps, ses représentants font une déclaration pour rappeler au gouvernement de Serbie qu’il faut protéger des journalistes. Bien sûr, sans ce soutien, la situation pourrait être pire, mais cela ne résout pas le problème.

En termes de financement, les donateurs sont plus susceptibles de financer les sujets sur l’écologie que ceux qui révéleront toute la corruption et les crimes au gouvernement. Je pense qu’il serait idéal pour KRIK est de se financer grâce aux contributions des lecteurs. Le site a prévu dès le début une option « faire un don » où chacun est invité à contribuer tant qu’il peut. KRIK est toujours un site ouvert et seuls certains documents sont en accès restreint afin que seuls les donateurs y aient accès. Les gens aiment ça : ils aiment être impliqués dans le travail de la rédaction, avoir le sentiment d’avoir fait quelque chose.

C.d.B : Quels ont été, selon vous, les articles les plus importants, ceux qui ont changé le plus la donne ?

J.R. : On a publié toute une série d’articles sur le maire de Belgrade, Siniša Mali, dans lesquels on a fait des révélations sur ses nombreux appartements en Bulgarie, sur ses quatre sociétés offshore... L’un des articles racontait que l’entreprise de son père a illégalement acquis dix hectares de terres appartenant à l’État. Un procès au tribunal contre l’entreprise avait été ouvert en 2005 pour être rapidement suspendu. Après la publication de l’histoire sur KRIK, le procès a repris. Le verdict a été rendu en mai 2017 : le Tribunal a ordonné que les terres soient rendues à l’État. Il ne s’agit pas de notre plus gros sujet, mais pour nous, c’est très important qu’il y ait eu une réaction officielle. Parce que c’est frustrant quand vous publiez des enquêtes et que derrière il ne se passe rien. Il faut quand même dire que ça ne devrait pas être aux journalistes de porter plainte devant les tribunaux. L’Agence de la lutte contre la corruption a initié quelques actions après nos publications, mais elle ne peut rien faire d’autre que de rédiger un rapport et l’envoyer au Parquet. Or, la plupart du temps, tout s’arrête là.

C.d.B : Et pour l’opinion publique, quelles ont été les enquêtes les plus importantes ?

J.R. : L’affaire de la « tante du Canada » est peut être l’exemple le plus récent : probablement parce que le ministre n’a même pas fait l’effort d’inventer une histoire plausible. Je pense que maintenant tout le monde en Serbie connaît l’histoire de la tante du Canada d’Aleksandar Vulin, même ceux qui se tiennent éloignés de la politique.

Un autre cas très célèbre, et c’est l’article qui tient le record du nombre de visites, ce sont les révélations de Marija Mali, l’ancienne épouse du maire de Belgrade, qui a ouvertement parlé du travail sale de son mari. Elle a raconté que Siniša Mali lui avait dit qu’il « devait s’occuper de quelque chose à Savamala » (la destruction violente du quartier de Savamala, NDLR) pour que le projet Belgrade Waterfront puisse commencer. Elle a également parlé du patrimoine non déclaré de son mari et comment elle a été contrainte de signer une attestation auprès de l’Agence de la lutte contre la corruption pour avoir reçu en cadeau de son père 95 000 euros, alors qu’il s’agissait de l’argent que son mari avait apporté en liquide à la maison, sans qu’on en connaisse l’origine.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.