La Bosnie-Herzégovine, 25 ans après Dayton (7/12) : à l’Université, une immense soif de changement

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Les étudiants - et les professeurs - sont toujours moins nombreux dans les Universités de Bosnie-Herzégovine, en raison de l’exode qui frappe durement le pays. Mais les nouvelles générations prennent conscience de leur pouvoir de changer le système. Reportage à Banja Luka et Sarajevo.

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Un quart de siècle après la fin de la guerre, le Courrier des Balkans ouvre un grand cycle de réflexion sur la situation politique et économique de la Bosnie-Herzégovine, sur les mobilisations sociales et environnementales qui traversent sa société et sur le chemin qui pourrait s’inventer pour un meilleur avenir. Ces publications seront accompagnées par deux journées de colloque en ligne, les 2 et 3 décembre prochain.

Des étudiants devant le bureau de la faculté des lettres de Sarajevo, symbole de la lenteur administrative de l’université
© Geoffrey Brossard / CdB

Par Marion Roussey et Nina Šćepanović

Dans l’allée bordée d’arbres qui mène au bâtiment de la Faculté de philologie, des étudiants pressent le pas. Les cours vont bientôt commencer. Le principal campus de l’université de Banja Luka se situe à quinze minutes à pied du centre, dans un vaste parc abritant entre autres les bâtiments des facultés d’architecture, de sciences politiques et des langues. Certains étudiants boursiers et enseignants étrangers vivent ici à l’année, dans des résidences universitaires dont le loyer mensuel varie de 20 à 60 euros. Malgré la pandémie, les cours sont assurés depuis la rentrée en présentiel, avec un contrôle strict des mesures sanitaires. Dans la salle réservée au cours de français, deux étudiants masqués attendent la professeure.

Milica Mijatović est maître-assistante en langue et littérature françaises depuis la création de la chaire en 2007. « On a d’abord eu une première période très positive et prometteuse, avec beaucoup d’étudiants et des projets », se souvient-elle. « Ces dernières années, la situation est plus compliquée. » Récemment, deux de ses collègues sont parties à l’étranger, sans être remplacées. « On s’est réparti leurs cours entre nous », continue-t-elle. Les cinq professeurs qui restent doivent assurer deux fois plus de cours qu’auparavant, pour le même salaire. « On aimerait pouvoir embaucher un lecteur francophone natif, on a déjà fait des démarches auprès de l’université et de l’ambassade de France. Mais comme toujours, ce qui bloque, c’est le budget ».

Comme toujours, ce qui bloque, c’est le budget.

Ces dernières années, le nombre d’étudiants a fortement diminué. Les effectifs varient entre quatre et six étudiants par année, soit une vingtaine d’inscrits au total pour les quatre années du cursus. Il y a cinq ans, ils étaient près d’une cinquantaine. L’an dernier, l’université a même menacé de fermer la chaire faute d’étudiants. « Le règlement imposait un minimum de dix inscriptions en première année, explique Milica Mijatović. « Or nous n’en avions que cinq. Finalement, l’administration a accepté de déroger à la règle et à la dernière rentrée, la question ne s’est pas reposée. »

Les étudiants de français sont loin d’être les seuls à déserter les salles de cours à Banja Luka. Toutes les filières sont concernées. « Ces trois dernières années, le nombre d’étudiants a fortement chuté », confirme Biljana Babić, doyenne par intérim de la Faculté des langues. À l’échelle nationale, les effectifs universitaires ont baissé de 15% entre 2016 et 2017.

Le campus de Banja Luka
© Geoffrey Brossard / CdB

Pour attirer de nouveaux étudiants, les différentes facultés organisent des campagnes de promotion dans les lycées. « On met en avant notre partenariat Erasmus avec une université française, qui a déjà permis à une vingtaine de nos étudiants de faire un semestre d’échange en France », raconte par exemple Milica Mijatović. « Et on insiste sur la qualité des cours : avec si peu d’étudiants, ce sont presque des cours particuliers ! Les étudiants progressent extrêmement vite ». Après quatre ans d’études, ces derniers n’ont aucune difficulté à s’insérer sur le marché du travail. « Tous ceux qui sortent de notre cursus ont trouvé de l’embauche, parfois même avant d’être diplômés », sourit l’enseignante. Avec les négociations en vue d’une éventuelle adhésion de la Bosnie-Herzégovine à l’UE, plusieurs entreprises européennes de services en ligne ont récemment ouvert des filiales en Bosnie-Herzégovine. Résultat, les étudiants diplômés en langues sont activement recherchés.

Tous ceux qui sortent ont été embauchés, parfois même avant d’être diplômés.

Pourtant, la promesse d’un emploi ne suffit pas à convaincre les lycéens de s’inscrire à la faculté. Beaucoup d’étudiants envisagent plutôt d’aller directement étudier à Belgrade, Zagreb, Ljubljana ou plus à l’Ouest. Sajra Kustura en fait partie. Cette lycéenne de 16 ans, parfaitement bilingue en anglais et investie comme bénévole dans plusieurs associations, rêve d’aller étudier en Suède ou en Italie. « J’ai une très bonne image de ces pays, grâce aux films que j’ai vu et aux livres que j’ai lu », explique-t-elle d’un ton enjoué. « J’ai envie de voyager, d’aller voir ailleurs, de me découvrir moi-même. Ici, j’ai souvent l’impression d’étouffer, avec ce nationalisme qui divise les gens. »

Membre de la Croix-Rouge de Sarajevo, Sajra a contrôlé la température des électeurs lors de leur arrivée aux urnes pour les municipales du 15 novembre
© Geoffrey Brossard / CdB

Conscientes de la nécessité de s’ouvrir à l’étranger, les universités bosniennes ont entamé un vaste effort d’internationalisation de l’enseignement supérieur. En 2003, elles ont rejoint le processus de Bologne. Depuis, les partenariats se multiplient. Pendant sa licence de communication puis son master de gestion marketing, Nersad Ikanović a pu partir à deux reprise pour un semestre, en Espagne puis en France.

Récemment diplômé, le jeune homme originaire de Tuzla travaille aujourd’hui dans une entreprise internationale à Sarajevo. Il songe à repartir pour une nouvelle expérience professionnelle, une formation ou un voyage. « L’internationalisation du système universitaire est indispensable, si le pays veut retenir ses meilleurs étudiants et attirer des étudiants étrangers », analyse-t-il. « On a progressé et maintenant à Sarajevo, on a la chance d’avoir un environnement étudiant assez international. Mais comparé à d’autres pays, ce n’est pas suffisant. »

À Sarajevo, on a la chance d’avoir un environnement étudiant assez international.

Pour multiplier les chances de partir, certains choisissent leurs études en fonction des débouchés à l’étranger. À la faculté des sciences médicales de Sarajevo, 260 étudiants se sont inscrits cette année, soit 80 de plus que l’année d’avant. « Le choix des études est souvent guidé par les parents qui poussent leurs enfants à devenir médecin ou infirmier pour partir en Allemagne, avoir un meilleur salaire et de meilleures conditions de vie », remarque Boris Pupić, porte-parole du bureau de l’emploi à Sarajevo.

Résultat, près de 6000 Bosniens diplômés du secteur médical ont migré depuis 2012. La plupart ont bénéficié de programmes d’insertion mis en place par Berlin. « Cela crée un appel d’air qui a pour conséquence un déséquilibre entre l’offre et la demande », note Boris Pupić. Plus de 7000 infirmières sont actuellement au chômage en Bosnie-Herzégovine, faute de pouvoir partir ou de trouver un emploi.

Aid Kahrimanović a grandi à Sarajevo. Lycéen, il rêvait d’aller étudier en Autriche. Aujourd’hui en sixième et dernière année de la faculté de médecine, il envisage désormais de partir en Allemagne : « Les cours là-bas semblent très axés sur les stages et la pratique. Alors qu’ici, l’enseignement est encore très théorique », déplore-t-il. « Il faudrait moderniser tout cela et donner plus d’importance aux activités extra-scolaires ».

Comment réformer le système ?

Pendant la pandémie, Aid a monté un projet de bénévolat avec plus d’une cinquantaine d’autres étudiants de médecine. L’idée : prêter main forte au personnel de santé pour soulager les hôpitaux sous tension. Un projet semblable selon lui « à ce qui s’est mis en place en France, en Italie ou en Allemagne ». Mais après avoir frappé à plusieurs portes pour demander les autorisations nécessaires, cette opération a été refusée au motif qu’elle sortait du cadre légal.

« On est allé voir l’université, le canton, le gouvernement de Fédération. Rien. Notre administration est un vrai casse-tête », soupire l’étudiant. Une bureaucratie qui est pour lui une conséquence directe de Dayton. Car 25 ans après la signature des accords de paix, l’enseignement supérieur en Bosnie-Herzégovine est un reflet de l’image la politique : morcelé. La gestion et le budget des huit universités publiques sont éclatés entre treize autorités différentes : le district de Brčko, les deux entités et les dix cantons de la Fédération. Selon une récente enquête, plus de la moitié des étudiants pensent que ces accords n’ont pas répondu aux attentes et qu’il est temps de les remettre en question.

À Banja Luka, les enseignants du département de français se heurtent aux longueurs administratives. « On a eu le projet de s’associer avec ceux inscrits en italien pour créer une sorte de diplôme des langues romanes », explique Milica. À terme, l’idée est de créer une filière multidisciplinaire regroupant l’étude des deux langues, appliquées au droit, à l’économie et aux sciences politiques. « En France, ce master de LEA existe depuis longtemps, mais ici la situation est bloquée administrativement. Le projet a été accepté, mais on ne sait pas quand il pourra être mis en place ». La décision revient au ministère de l’Éducation et de la Culture de RS.

Mobilisation étudiante

En attendant que les portes se déverrouillent, les enseignants de français de Banja Luka peuvent compter sur le soutien de la nouvelle doyenne. Depuis son arrivée il y a deux mois, elle a impulsé plusieurs changements, comme la construction d’un mini amphithéâtre en plein air dans la cour de la faculté d’ici à fin novembre ou des expositions et rencontres avec des professionnels. « J’aimerais vraiment encourager la créativité et multiplier les partenariats avec les institutions culturelles et les communautés locales », explique Biljana Babić. « C’est ainsi que nous arriverons à développer la faculté ».

Lassés d’attendre eux-aussi, les étudiants du secteur médical à Sarajevo ont entamé un bras de fer avec l’administration. À l’origine du conflit : le coût des études et l’absence d’accord avec les établissements de santé pour effectuer les cours pratiques. « Jusqu’à présent, ces cours avaient lieu au centre clinique universitaire », explique Nemanja Jovičić, président de l’Association de la faculté des études de santé. « Mais à la rentrée, l’accord entre l’établissement et notre faculté a pris fin et nos cours pratiques ont été suspendus ». Son association s’est donc liée à celle des étudiants de pharmacie et de médecine. « On a d’abord écrit des lettres à plusieurs responsables politiques dont le Haut représentant de l’UE et aux ambassades américaines et britanniques », explique l’étudiant. « Et comme personne ne nous donnait de réponse satisfaisante, nous avons organisé une semaine de grève et trois jours de manifestation ».

Manifestation pour demander un lieu pour effectuer des cours pratiques et une meilleure prise en charge des coûts des inscriptions
© FLORS

Le mouvement a récemment porté ses fruits : les cours pratiques ont finalement lieu dans un hôpital public depuis la fin novembre. Prochaine étape : modifier les critères d’attribution de la bourse au mérite pour permettre à un plus grand nombre d’étudiants d’être aidés financièrement. Car l’année en médecine coûte 3000 euros, environ dix fois le salaire moyen mensuel bosnien. Et ceux qui choisissent les cours en anglais paient le double. Un budget que la plupart des inscrits ne pourraient payer sans l’aide de l’État. Au téléphone, Nemanja Jovičić se veut confiant. Les manifestations ont reçu beaucoup de soutien sur les réseaux sociaux. Elles pourraient inciter d’autres personnes à rejoindre le mouvement. « Nous allons continuer, annonce-t-il. Car quand la voix des étudiants sonne à l’unisson, c’est que nous sommes conscients de notre capacité d’améliorer notre propre système. »