La Bosnie-Herzégovine, 25 ans après Dayton (2/12) : intervention internationale et exigence de justice sociale

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Après la guerre, les internationaux se sont portés au chevet de la Bosnie-Herzégovine, imposant leur vision de la paix et de la « réconciliation ». Sur un modèle néo-colonialiste et néo-libéral. Avec comme résultat la création de dramatiques injustices socio-économiques pour la population. L’analyse de la sociologue Daniela Lai.

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Propos recueillis par Aline Cateux


Une série présentée en partenariat avec la Fondation Heinrich Böll


Un quart de siècle après la fin de la guerre, le Courrier des Balkans ouvre un grand cycle de réflexion sur la situation politique et économique de la Bosnie-Herzégovine, sur les mobilisations sociales et environnementales qui traversent sa société et sur le chemin qui pourrait s’inventer pour un meilleur avenir. Ces publications seront accompagnées par deux journées de colloque en ligne, les 2 et 3 décembre prochain.

Lors des révoltes sociales à Sarajevo en 2014
© Wikimedia Commons

Daniela Lai est maître de conférences en relations internationales au Royal Holloway College de l’Université de Londres. Ses recherches portent sur les réformes socio-économiques en Bosnie-Herzégovine depuis la fin de la guerre et sur la justice transitionnelle.


Le Courrier des Balkans (CdB) : Qu’est-ce que l’« intervention internationale en Bosnie-Herzégovine après les accords de Dayton » ?

Daniela Lai (D.L.) : Lorsque je parle d’« intervention internationale », je me réfère à un ensemble de réformes et de politiques mises en place par différentes organisations internationales et par différents États dans l’immédiat après-guerre en Bosnie-Herzégovine. Cela ne veut pas nécessairement dire que les acteurs internationaux ont tous travaillé dans le même sens, avec un but ou une stratégie communs, mais ils ont tous opéré avec les mêmes buts généraux en tête : la construction d’un État et de la paix, fût-ce un type de paix particulier, et la transition vers une économie de marché.

L’intervention internationale en Bosnie-Herzégovine a été profonde et complexe. Elle a inclus des interventions militaires et civiles, des réformes politiques et économiques. Dans le cadre de mes recherches, je me concentre sur deux aspects spécifiques de cette intervention. Tout d’abord, j’observe les efforts internationaux concernant la justice transitionnelle et le traitement du passé, ce qui veut dire, dans le contexte bosnien, l’établissement de poursuites pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide à des niveaux différents, du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie aux chambres bosniennes. Ensuite, j’analyse l’intervention internationale du point de vue des réformes économiques visant à achever la transition de la Bosnie-Herzégovine vers un système capitaliste et son intégration dans l’économie globale.

Alors que ces deux dimensions sont le plus souvent étudiées indépendamment l’une de l’autre, je défends l’idée selon laquelle il est essentiel de les considérer ensemble et de voir comment elles ont affecté la façon dont la société bosnienne a pu affronter les conséquences de la violence socio-économique de la guerre et ses chances d’établir une justice socio-économique après. En donnant la priorité à la limitation des dépenses publiques, aux privatisations et aux réformes des aides sociales, les institutions financières internationales comme le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale ont pu effectivement contraindre les politiques redistributives et les programmes sociaux qui auraient pu aider à répondre à l’injustice socio-économique. En d’autres termes, ces organisations jouent un rôle important dramatiquement sous-étudié dans les processus de justice sociale.

CdB : Le traitement du passé et la réconciliation sont des priorités du processus de paix tel que l’ont conçu les « internationaux ». Quel impact cela a-t-il eu sur la société bosnienne ?

D.L. : La justice transitionnelle, le processus de construction de la paix, la réconciliation ont été très importants dans l’intervention internationale en Bosnie-Herzégovine. Toutefois, il est important de souligner que les acteurs internationaux ont attribué un sens particulier aux mots « justice », « paix » et « réconciliation ». En d’autres termes, on leur a assigné une image, ce à quoi ils devaient ressembler. Par exemple, la justice a été principalement rendue sur des questions de responsabilités individuelles des auteurs des crimes de guerre, à propos de l’établissement d’un nouvel exercice de la loi en Bosnie-Herzégovine. Mais si nous regardons ce que les citoyens bosniens entendent par « justice », on obtient une image beaucoup plus holistique et nuancée.

En plus de la justice des tribunaux, les personnes avec qui j’ai mené des entretiens pour ma recherche souhaitaient également une justice socio-économique. Pendant la guerre, de nombreuses villes et communautés bosniennes ont perdu leurs industries, qui employaient des milliers de personnes. Les quartiers ont été détruits, les gens ont perdu l’accès à la vie socio-économique de leur ville. Beaucoup de ces processus ont commencé de façon très violente pendant la guerre et se sont prolongés dans la période d’après-guerre, en partie à cause de l’intervention internationale telle que je l’ai décrite. Cette situation a contribué au déclenchement des révoltes sociales de 2014 et continue d’affecter la Bosnie-Herzégovine aujourd’hui, 25 ans après la fin des combats. Les approches internationales de la justice d’après-guerre et du processus de construction de la paix n’ont pas du tout saisi cette dimension, parce qu’ils ne voient pas la politique économique comme reliée à la question de la justice, qu’ils ont abordé dans le sens exclusif du « judiciaire ». Pourtant, cette connexion entre politique économique et justice était très claire pour les participants bosniens à mes recherches.

De même quand il s’agit de « réconciliation », un terme très contesté qui a été défini comme un rapprochement entre différents groupes ethniques, ce qui a contribué à renforcer l’angle ethnique des divisions sociales en Bosnie-Herzégovine. Comme d’autres chercheurs l’ont fait remarquer, cela s’est fait au travers de projets menés par certaines élites qui n’avaient pas de résonance consistante auprès de la société bosnienne. Toutefois, ce n’est pas la seule façon possible de conceptualiser le dépassement des divisions sociales dans un contexte de post-conflit. Ainsi, les manifestations de 2014 nous ont montré que la mobilisation autour de problèmes socio-économiques peut construire des formes civiques de solidarité entre les citoyens.

CdB : Pouvez-vous décrire le type de criminalité économique auquel la Bosnie-Herzégovine fait face ?

D.L. : Mon travail ne porte pas nécessairement sur la « criminalité » en tant que telle, mais plutôt sur la violence et l’injustice. Je définis la violence socio-économique comme une forme de violence enracinée dans la politique économique de guerre qui, dans le cas bosnien, a pris la forme de la confiscation des biens sociaux, de la privation matérielle, des trafics, de la destruction ou du détournement des infrastructures, notamment industrielles, pour des objectifs liés à la guerre. Le manque de réparation de ce genre de violence additionné à certaines interventions des institutions financières internationales ont cimenté l’injustice socio-économique après le conflit. Ces processus ne rentrent pas facilement dans les cases des catégories légales de criminalité. J’ai trouvé plus fertile d’analyser cette dimension de la guerre au travers des conceptions de violence et d’injustice parce qu’elles encapsulent plus fidèlement l’expérience que les gens ont eue du conflit et de la transition d’après-guerre. À partir de là, j’entends par « justice socio-économique » le processus au travers duquel on peut réparer la violence socio-économique, un processus centré autour de la notion de redistribution, mais aussi de la participation aux décisions politiques et économiques. Donc, si on angle la question en termes d’injustice socio-économique, je pense sincèrement que la Bosnie-Herzégovine subit toujours les conséquences à long terme de la violence socio-économique : désindustrialisation, perte des droits sociaux et des protections des travailleurs, démantèlement des communautés par l’émigration, etc.

CdB : Est-ce que les révoltes sociales de 2014 ont changé quoi que ce soit à l’injustice économique et si non, pourquoi ?

D.L. : Les révoltes sociales de 2014 prennent leurs racines dans les processus de destruction et de dépossession qui commencent avec les guerres. Ces problèmes sont très profonds et se sont développés sur le long terme. Il faudra des efforts politiques à plusieurs niveaux pour inverser le cours des choses. Toutefois, les manifestations de 2014 sont très importantes et ont été décisives pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ce sont les plus grosses mobilisations populaires bosniennes depuis le début de la guerre. Elles s’opposaient clairement à la rhétorique ethno-nationaliste utilisée par les élites politiques et ont tenté de présenter leurs demandes en termes civiques : des problèmes qui concernent tous les citoyens de Bosnie-Herzégovine. Il est en outre très significatif que ces manifestations aient réussi à ramener les questions de justice sociale qui avaient été écartées les décennies précédentes. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles l’impact de ces révoltes est resté limité, l’une d’elles étant le système ethno-nationaliste établi par les accords de Dayton, mais leur importance ne doit pas être sous-estimée.

Il faut aussi rappeler que ces manifestations ne sont pas sorties de nulle part. Elles proviennent d’un activisme pré-existant, de manifestations précédentes, comme en 2013, les manifestations pour le numéro unique d’immatriculation citoyenne, mais aussi le « droit à la ville » à Banja Luka l’année d’avant. Bien que ces manifestations n’aient pas amené de changements radicaux, l’activisme en Bosnie-Herzégovine n’a pas disparu et continuera à œuvrer pour le changement.

CdB : Qu’en est-il aujourd’hui de la justice socio-économique en Bosnie- Herzégovine ?

D.L. : Pour répondre à cette question, j’aimerais d’abord souligner quelques demandes formulées par des participants à ma recherche avec lesquels j’ai discuté, spécifiquement dans les villes de Prijedor et Zenica. Ils voulaient une compensation pour ne pas avoir récupéré leur travail après avoir été injustement renvoyé, souvent sur la base de leur ethnicité, pendant la guerre. Ils voulaient prendre part aux décisions économiques qui affectaient leur ville, par exemple sur la privatisation de l’aciérie de Zenica. Ils voulaient un meilleur système de protection sociale et des politiques publiques d’emploi afin de compenser la perte de la vie socio-économique de leur ville comme résultat de la guerre. Malheureusement, rien ne s’est réalisé. Les élites politiques ont une large part de responsabilité, de même que la communauté internationale, qui devrait reconnaître que certaines de ses politiques, comme sa politique néolibérale de privatisations et de coupes budgétaires, ont contribué et continuent de contribuer au manque de justice socio-économique en Bosnie-Herzégovine. La situation actuelle est d’une part, le produit de la dissolution de la Yougoslavie et de la guerre avec toutes ses conséquences politiques, mais de l’autre, le reflet d’une approche internationale particulière de la « transition » vers la paix et la démocratie libérale qui privilégie la réforme du marché au détriment de la justice socio-économique.