Traduit par Vukadin Milasinovic
À l’occasion du cinquantenaire de la remise du Prix Nobel à Ivo Andrić, la maison d’édition Draganić publie dans la collection L’héritage (Nasledstva) une anthologie intitulée Nouvelles choisies, regroupant des textes comme Le voyage d’Ali Djerzelez, Mustapha le Magyar, Le pont sur la Zepa, Une mort dans la tekké de Sinan, Mila et Prélats, Sur la plage, Aska et le loup, La femme sur le rocher, Helena, la femme de mes rêves. La véritable valeur de cet ouvrage, préparé par Radovan Bucković, tient également dans la sélection des critiques des nouvelles d’Ivo Andrić.
« Comme un pêcheur de corail sous l’eau »
Pour Radovan Bucković, Andrić est un auteur qui, bien qu’au fait des principes classiques de composition et d’harmonie, ne crée pas ses œuvres de manière classique. Il n’écrit pas selon un plan structuré à l’avance, un ordre bien défini, une ligne directrice rigoureuse ni un schéma romanesque précis comme le ferait un auteur classique de drames ou de romans. Bien que parfaits, sans traces de chaos ni d’arbitraire irrationnel, les récits d’Andrić semblent composés de petits fragments ayant fusionnés naturellement en de plus grandes entités.
La méthode de conception suit véritablement ce cheminement du plus petit au plus grand. Au départ simple annotation, une note devient une histoire. Au fur et à mesure de la composition, des thèmes ou des personnages communs apparaissent, se regroupent en cycles et finissent en romans lorsqu’ils sont unis par un thème dominant, une idée directrice ou un leitmotiv symbolique.
Tel un fruit, l’œuvre mûrit, façonnée par les propres impressions de l’auteur, elle-mêmes enrichie de ses lectures, et pour preuve ses annotations laissées dans Signes au bord du chemin et Notes, ajoute Bucković. Dans Notes, Andrić mentionne à un endroit : « En vérité, je n’ai jamais écrit de livres, mais des textes décousus et éparpillés qui, au fil du temps et avec plus ou moins de logique, se sont regroupés en des livres-romans ou des recueils de nouvelles ».
« Je pense souvent et clairement aux personnages de mes nouvelles et je les relie à tout ce que je vois autour de moi, mais je ne me résous que difficilement à écrire sur eux. Lorsqu’enfin j’y consens, c’est toujours brièvement, par intervalles et jamais plus d’une page ou deux. Une relation trop étroite avec ce monde m’est totalement insoutenable, et ce pour un long moment. Je ne peux le supporter qu’un court instant, à peu près aussi longtemps qu’un pêcheur de corail sous l’eau : il plonge car il ne peut faire autrement mais il est heureux de remonter aussi vite que possible à la lumière du jour avec le fruit de sa pêche », ajoute-t-il, toujours dans ses Notes.
Une écriture inspirée par les traditions orales orientales
Andrić est avant tout un maître-conteur, ajoute Bucković. Et ses romans sont des cycles de récits liés par une certaine unité de temps ou regroupés autour d’une idée maîtresse ou d’un leitmotiv symbolique. L’essence de son art narratif se retrouve dans ses récits. D’ailleurs, la critique s’est rapidement limitée aux œuvres écrites entre les deux guerres et à celle publiées juste après-guerre en 1945.
Isidora Sekulić (Poétesse et écrivaine serbe (1877-1958), NdT) a décrit avec beaucoup de finesse le caractère narratif d’Andrić, en analysant toutes ses œuvres éditées jusqu’alors, sans omettre celles disséminées dans les revues et autres journaux. Elle a ainsi mis en évidence certaines particularités qu’aujourd’hui encore le lecteur doit prendre en considération. Elle a souligné la nature orientale de sa narration, très proche de la tradition orale du conteur, davantage fondée sur la suggestion et la suggestivité que sur l’analyse. Parmi les singularités du récit transparait la préoccupation du héros pour la femme. Les hommes, porteurs du labeur, sont obsédés par les femmes et obnubilés par « leur désir aveugle, fou et sauvage pour la femme ».
Mihajlo Pantić (écrivain et critique litteraire, professeur à l’Université de Belgrade, NdT) voit dans la variété des récits d’Andrić la preuve d’une très grande homogénéité, signe que l’auteur ne se limitait à aucun schéma préétabli, et avait pour seul but la quête d’une toujours nouvelle et même histoire. Žaneta Ðukić Perišić (spécialiste de l’œuvre d’Andrić, rédactrice en chef de Sveske, la revue éditée par la Fondation Ivo Andrić de Belgrade, NdT) estime quant à elle que la typologie de l’art narratif d’Andrić est singulièrement complexe. En effet, malgré une description polyvalente et stratifiée, chaque récit conserve sa propre unité dans la multitude de couches, comme des maillons reliant les différentes parties du texte.
Plutôt que de se contenter d’un seul style narratif « oriental » et des mêmes sujets, ce qui l’aurait inexorablement conduit à se répéter, Andrić les a développés l’un comme l’autre, conclut Radovan Bucković. Il nous a émerveillés par la richesse des thèmes, des personnages, des combinaisons narratives mêlant styles orientaux et occidentaux, surpassant ainsi tout ce qui avait été écrit dans la catégorie des contes, histoires, nouvelles et autres courts récits de la littérature serbe.