Par Serge Hastom
Dans les salons de l’Institut culturel italien de Paris, rue de Varenne, quatre jeunes artistes des Balkans font face au public. Ils sont interrogés sur leur vision de l’Europe par un journaliste monténégrin venu assister à l’événement, vendredi 10 juin. « Comment nous voyons l’Europe ? », répète le street-artiste bosnien Benjamin Čengić. « Depuis le ciel, en avion, lorsqu’on part de chez nous ».
Qu’ils soient originaires comme eux de Bosnie-Herzégovine, de Serbie, de Macédoine du Nord ou d’Albanie, beaucoup de leurs amis ont quitté leur pays pour s’installer dans l’autre Europe, cette parcelle de terre voisine et prospère, où la question des visas ne se pose pas à chaque voyage, où la guerre semble lointaine, dans le temps comme dans l’espace, et les perspectives de vie plus séduisantes.
« Européenne d’abord »
Une image de l’Union européenne parfois idéalisée et souvent bien éloignée de la réalité pour nombre de jeunes venus des Balkans. Pourtant, la réalisatrice albanaise Artes Ferruni se sent « européenne d’abord », partageant les mêmes valeurs et la même volonté d’union.
En dénonçant un projet de construction de mini-centrales hydroélectriques sur la Vjosa, l’un des derniers fleuves sauvages d’Europe, Artes Ferruni a mis en pratique sa conception de la création comme acte militant et écologiste. « Raconter ce qui se passe, c’est l’outil le plus puissant pour provoquer des changements dans le monde et inciter les autres à agir, à s’unir et à créer », affirme-t-elle.
Son pays est officiellement candidat à l’adhésion depuis 2012 et la jeune femme représente cette « nouvelle génération tournée vers l’avenir du continent, en cette Année européenne de la Jeunesse », comme le souligne Sanja Marinković, chargée de l’organisation de la campagne « Des Européens qui font la différence » avec la Task Force des Balkans occidentaux créée en 2017 par le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) pour promouvoir l’image et les échanges entre l’UE et la région.
Dans l’ambiance feutrée de l’Hôtel Gallifet, célèbre lieu de rencontre entre l’écrivaine et philosophe Germaine de Staël et le jeune Napoléon Bonaparte en 1798, le travail de ces jeunes originaires des Balkans occidentaux prend une résonance particulière. Introduite par Amaël Cattaruzza, directeur de publication du Courrier des Balkans, Diego Marani, le directeur de l’Institut italien, Nicolas Faye, chef de la mission de l’Europe balkanique au Quai d’Orsay et Lutz Güllner, chef de la division du service européen pour l’action extérieure, la rencontre veut donner l’image d’une Europe cosmopolite, polyglotte et dynamique.
« Les Balkans occidentaux ont été l’une des priorités pour la présidence française », tient à souligner Nicolas Faye. « L’initiative d’aujourd’hui montre des jeunes des Balkans occidentaux qui créent et apportent leur contribution à l’UE. Ce sont des Européens qui font la différence », ajoute-t-il, en allusion aux vidéos présentant les parcours des six jeunes sélectionnés pour la campagne, dont quatre ont pu être présents, ainsi que de l’athlète monténégrine Marija Vuković et du journaliste et militant des droits humains kosovar Arbër Selmani.
Des frontières plus ou moins visibles
Dina Duma est en résidence d’écriture à Paris où elle prépare son prochain long-métrage. Quelques jours plus tôt, la réalisatrice macédonienne était au Festival de Cannes pour rencontrer des producteurs et évoquer son projet de film. Son premier long-métrage Sisterhood, qui parle des problèmes de harcèlement liés aux réseaux sociaux, rencontre un franc succès sur la plateforme Netflix. Il lui a fait prendre conscience du pouvoir de l’image, de l’impact de ses films qui « ne traitent pas de thématiques seulement spécifiques à Skopje mais qui posent des questions globales et peuvent avoir de véritables répercussions sociétales ».
Dans le domaine de la mode aussi, l’artiste serbe Nevena Ivanović prône une vision universaliste, celle d’un monde « sans frontières et dans lequel l’ADN des individus voyage et s’enrichit au gré des expériences ». La jeune femme a créé sa propre marque de vêtement et mis au point une collection de prothèses pour étendre l’accessibilité de la mode au plus grand nombre.
Son voisin, Benjamin Čengić, lui, voit des frontières partout, « à l’extérieur comme à l’intérieur » d’une Bosnie-Herzégovine toujours divisée par les partis ethno-nationalistes. « L’art rassemble », reconnaît le street-artiste, devenu célèbre ces dernières années à Sarajevo pour les immenses fresques murales qu’il peint. « La ville était une grande capitale culturelle avant les années 1990 », rappelle-t-il. « En tout cas, c’est ce qu’on dit, moi je n’ai pas connu. » Né pendant la guerre, il a grandi avec l’idée que la paix se gagne à force de luttes et « qu’on ne peut pas créer sans paix ».
Ses mots trouvent écho parmi certains spectateurs, à l’instar du photographe bosnien Milomir Kovačević, qui s’est fait connaître pendant le siège de Sarajevo. Après la présentation, il vient à la rencontre des jeunes artistes dans le jardin de l’Institut culturel italien. Ceux qu’il a sous les yeux sont les enfants d’une région qu’il a photographiée sous les bombes, après l’implosion de la Yougoslavie.
Au gré de la soirée passée dans ce parc des beaux quartiers parisiens, les langues se mélangent, empruntes de racines communes chargées de conflits anciens et de tensions politiques encore vives. Les discussions se concentrent sur la nouvelle urgence du moment, l’Ukraine, cet autre pays européen dont les adultes seront un jour des Milomir Kovačević et les enfants des Benjamin, Artes, Nevena ou Dina.
« Ici, nous ne sentons la guerre qu’à travers les prix qui augmentent, note Nevena, mais là-bas ce sont les bombes et ça leur prendra, comme à nous, des années pour reconstruire. » Des années pour tourner la page de conflits qui ne regardent plus la jeunesse, projetée vers l’avenir bien que sans cesse rappelée aux tragédies du passé.