Blog • Et si on recommençait la construction européenne en partant de la culture ?

|

A propos de quatre ouvrages récents :
 • Jean-Noël Tronc, Et si on recommençait par la culture ? Plaidoyer pour la souveraineté européenne, Paris, Le Seuil, mars 2019
• Robert Menasse, La capitale, Lagrasse, Verdier, janvier 2019
• Velina Minkova, Le buisson brésilien (Бразилски храст), Sofia, Colibri, 2018
• Konstantin Konstantinov, Nouvelles (Разкази и повести), Sofia, Colibri, 2019

Les deux premiers livres ont beaucoup de choses en commun. Le premier est un essai sur la culture européenne, le deuxième, un roman sur la culture européenne. Les lecteurs passionnés par les études balkaniques s’y sentiront en terrain connu, même si l’on a coutume de penser que la construction identitaire dans les Balkans est davantage à fleur de peau qu’en Europe occidentale. En réalité, quoi qu’on en dise, il a toujours existé une culture européenne, dont la pérennisation et l’approfondissement sont entre nos mains. Le troisième livre est un recueil de nouvelles de Velina Minkova (Velina Minkoff en tant que citoyenne américaine) où la culture européenne est clairement perceptible même si la plupart des nouvelles ont été écrites en langue bulgare et publiées en Bulgarie. Le quatrième des livres recensés est une réédition de nouvelles du grand écrivain bulgare Konstantin Konstantinov, né en 1890 et mort en 1970, qui se considérait comme un Européen bien avant l’adhésion de la Bulgarie à l’UE.

Jean-Noël Tronc a été conseiller de Lionel Jospin pour le développement numérique, directeur général d’Orange, puis PDG de Canal + Overseas et dirige actuellement la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem). Il explique dans son livre que les institutions de l’UE « se sont construites sans la culture » (p. 14), voire contre elle (p. 21), et que pour sauver l’Union, « il faut la doter d’une vraie politique dans ce domaine », ce qui passe par un renforcement de l’identité européenne (p. 21). L’auteur révèle que c’est Hélène Ahrweiler, ancienne recteur de l’académie de Paris, qui a attribué à Jean Monnet le propos suivant : « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture, pourrait s’écrier Jean Monnet s’il revenait parmi nous ».

De son côté, Robert Schuman, né et éduqué au Luxembourg, de mère luxembourgeoise et de père franco-allemand, ayant toujours parlé le français avec un accent luxembourgeois alors qu’il était ministre français, écrivit en 1963 : « L’Europe, avant d’être une alliance militaire ou une entité économique, doit être une communauté culturelle dans le sens le plus élevé du terme ». Par ailleurs, on apprend que même s’il n’y a pas encore de culture européenne de masse (en réalité il n’y en a plus, car une telle culture a existé avant l’apparition des nationalismes), le secteur de la culture n’en est pas moins le troisième employeur en Europe, après l’hôtellerie-restauration (p. 46). Le principal mérite du livre consiste à révéler l’immense potentiel économique du développement d’une culture européenne digne de ce nom, d’où viendrait le salut sous forme de réenchantement de l’UE. En effet, « l’Europe ne grandira pas à force de traités. Elle se développera directement dans le cœur des citoyens, ou sera vouée à l’échec (Konrad Adenauer, cité à la p. 203).

Jean-Noël Tronc estime à juste titre que l’élite européenne est actuellement moins cosmopolite et davantage repliée sur soi qu’elle ne l’était au XVIIIème siècle, malgré le libre mouvement des personnes et la perméabilité des frontières. Les frontières sont plus que jamais ancrées dans les esprits. Tout comme en ce qui concerne les pays balkaniques entre eux, la première étape permettant de briser les frontières mentales artificielles et néfastes pourrait être « un chapitre commun dans tous les manuels d’histoire, consacré à l’histoire de l’Europe, en tant que continent et en tant que projet politique, avec des listes de lectures recommandées de tous les grands auteurs européens » (pp. 206-207).

Précisément, parmi les lectures obligatoires, on devrait ranger le premier roman contemporain consacré à la fonction publique européenne, fer de lance des nouvelles politiques européennes (même si les décisions politiques sont toujours prises pour l’essentiel par les États membres). Il s’agit de La capitale de Robert Menasse. L’auteur y imagine que la Commission européenne propose que la commémoration du génocide perpétré par le régime nazi devienne l’événement fondateur de la culture commune de l’UE. Bien entendu, la proposition n’aboutit pas, mais la réflexion de Robert Menasse et l’analyse croustillante des intrigues bruxelloises, ainsi que des convictions des fonctionnaires européens, vaut le détour. Le roman est d’ailleurs exposé en bonne place dans les librairies du quartier européen à Bruxelles.

Les Balkans sont loin d’être étrangers à la réflexion sur la culture européenne. Certains écrivains balkaniques ou bien y participent, ou bien sont eux-mêmes imprégnés de culture européenne, ou les deux à la fois. Velina Minkova signe par exemple une nouvelle parisienne, écrite en bulgare, où l’on décèle entre autres une tendresse envers les Roms qui est humaine, européenne, mais pas vraiment typiquement bulgare.

« Elle avait naguère visité, au Palais de Tokyo, l’exposition d’un artiste bobo dont elle avait fait la connaissance au cours de dessin, même s’il était plutôt spécialisé dans l’art conceptuel. Il avait disposé bon nombre d’installations à travers les salles du musée, mais la première, que les visiteurs voyaient en entrant, était un documentaire sur cette même mamie, assise par terre dans les rues de Paris et faisant sortir deux tonalités des deux cordes de son instrument qui ressemblait vaguement à un violon. Le film était projeté sur un mur en carton, les images tournaient en boucle, le montage faisant revoir et réentendre la même chose ad nauseam tout au long du parcours des autres installations. Odile fouilla dans son grand sac, où elle collectionnait des brochures, et y trouva celle de l’exposition au Palais de Tokyo : "Gens du voyage – la joueuse de gadulka".

Dani passa à côté de la femme et lui adressa la parole dans une langue exotique, puis, tout en conversant amicalement avec le boucher au sujet du saindoux spécialement mis de côté pour elle, elle raconta à Odile que la femme s’appelait mamie Elenka et que c’était une Tsigane de Bulgarie originaire d’un petit village situé au pied du Balkan. Dani l’aurait aperçue quelque temps auparavant avec son mari – un papy habillé en conducteur de tram qui chantonnait en bulgare pour accompagner sa musique rudimentaire – et ils se seraient mis à papoter. Ils faisaient des allers-retours en car pour passer la moitié de l’année à Paris, tout en passant le reste du temps à la campagne en Bulgarie. Leurs enfants et petits-enfants étaient dispersés à travers toute l’Europe. » (pp. 35-36, traduction inédite)

Enfin Konstantin Konstantinov écrit au sujet de ses convictions qu’il aspirait à être « bulgare à conscience européenne et européen à conscience bulgare » (p. 375). Ainsi, la culture européenne est loin d’être un projet artificiel de technocrates, mais bien une réalité vécue par bon nombre d’intellectuels, y compris balkaniques.