Blog • l’histoire européenne d’une bibliothèque

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La bibliothèque retrouvée, une enquête, de Vanessa de Senarclens, Editions Zoé, 2025, 256 pages, 20 euros.

Ce livre est l’histoire d’une enquête de huit ans "à travers l’histoire, la mémoire et l’oubli", entre l’Allemagne, la Pologne et la Russie.

L’historienne et universitaire suisse Vanessa de Senarclens a les mots justes pour résumer le destin extraordinaire d’une bibliothèque riche de 16.000 livres et documents divers dispersés par l’Armée rouge en mars 1945 en Poméranie, alors que les soldats de Staline approchaient de Berlin. Un destin qui raconte à lui seul une histoire de l’Europe et de ses bouleversements, mais aussi la vie des idées et ses échanges sur le continent.

Cette bibliothèque était celle de la belle-famille de l’auteure, installée pendant près de deux cents ans dans le château de Plathe, en Poméranie orientale, aujourd’hui Ploty en Pologne. Fondée au milieu du 18ème siècle, on ne sut rien ou presque pendant plus de cinquante ans de ce qu’elle était advenue après sa dispersion. « L’amertume prédominait »chez certains membres de la famille, d’autres étaient tentés par l’oubli d’un passé douloureux.

L’œuvre d’une vie

Rare vestige de ce monde enfui, un meuble à tiroirs du début du XXe siècle restait dans la famille avec des milliers de fiches consciencieusement rédigées par le grand-père du mari de l’auteure, Karl von Bismarck-Osten (1874-1952). Il y avait recensé les divers documents de la bibliothèque, livres, cartes, gravures, manuscrits, tableaux, etc, avant leur fatale dispersion.

Vanessa de Senarclens agrémente son récit de touches personnelles, ses émotions, ses interrogations, ses craintes ou ses joies, qui donnent à son travail beaucoup de chaleur. On avance avec elle dans la progression de ses recherches, qui suscitent parfois étonnement ou même lassitude de certains membres de sa belle-famille, tentés de tourner définitivement la page sur un passé dramatique.

Vanessa de Senarclens raconte sa fascination devant toutes les fiches établies par Karl pour lequel elle éprouve bientôt une profonde sympathie. Ce catalogue à fiches était « l’œuvre de sa vie ». « Il commente les livres sur les fiches. De son écriture gothique, il ajoute des renvois... Ses milliers d’annotations sont un monument de rigueur. C’est un espace vivant. Par-delà sa disparition, il nous parle. »

C’est grâce à Karl, le bibliophile amoureux, que l’on connaît tous les trésors que contenait la bibliothèque (un volume clandestin de Voltaire, un Aristote préfacé par Erasme,...), et il ne put que constater, impuissant et désespéré, à sa dispersion à la fin de sa vie.

Quelle itinérance extraordinaire que celle de la bibliothèque de Plathe ! La majorité, 13.000 œuvres, se trouve maintenant à la bibliothèque universitaire de Lodz, en Pologne, d’autres sont en Russie, en Sibérie même où à Moscou, précise Vanessa de Senarclens, ou « surgissent parfois dans des catalogues de vente hollandais ». Certains enfin ont été transmis apres-guerre en RDA par les Soviétiques. Ils ont en commun des « ex-libris et les anciennes cotes s’ils n’ont pas été arrachés depuis ».

Montre-moi ta bibliothèque, je te dirai qui tu es

Vanessa de Senarclens aime cet adage : « montre-moi ta bibliothèque et je te dirai qui tu es. » La bibliothèque de Plathe a été fondée par l’ancêtre de Karl, Friedrich Wilhelm von der Osten (1721-1786), proche un temps du roi de Prusse, Frédéric II. C’est toute une époque qui reparaît dans ses goûts, avec une Prusse « nqui s’éveillait à la philosophie, à la poésie et aux beaux-arts », une Prusse fascinée par les Lumières françaises, comme l’était la majeure partie de l’Europe, et où Voltaire était reçu et encensé par Frédéric II. Une passion francophile poursuivie par la veuve de Friedrich Wilhelm, Charlotte Henriette von Liebeherr (1714-1791). « Charlotte possédait surtout les livres de Voltaire qu’elle semblait acheter au fur et à mesure de leur parution. Elle les annotait, les commentait, les complétait dans les marges. » On retrouvait également dans la bibliothèque de Plathe bien sûr, Les Aventures de Télémaque, de Fénélon, ce best-seller du 18ème siècle, des "ouvrages libertins" de Crébillon fils, des « romans à scandale dont les héroïnes sont des marquises fûtées qui attirent de beaux jeunes hommes dans leurs boudoirs ».

Vanessa de Senarclens est convaincue que Friedrich Wilhelm von der Osten voulait aussi en constituant sa bibliothèque sauver ce qui pouvait l’être du passé du duché de Poméranie qui avait failli être anéanti lors de la guerre de Trente Ans (1618-1648) et dont le territoire se partage aujourd’hui entre l’Allemagne et la Pologne.

La bibliothèque de Plathe a donc été retrouvée pour l’essentiel, même si elle est aujourd’hui dispersée. Un miracle, il faut le dire. Vanessa de Senarclens reconnaît avoir redouté que beaucoup de livres aient fini brûlés dans les cheminées ou dévorés par les rongeurs, abandonnés dans les forêts. « En marge de ces épisodes apocalyptiques sur les hordes barbares violant les femmes et ravageant les contrées, il y a eu, au sein de l’Armée rouge ou des milices polonaises, des individus qui ont pris la responsabilité de la collection et l’ont protégée », tient-elle à souligner.

L’auteure tente d’expliquer pourquoi et comment l’irréparable qu’aurait été la disparition définitive de toutes ces richesses culturelles, ce patrimoine européen, a été évité.

Née en 1968 à Genève, Vanessa de Senarclens vit depuis 1996 à Berlin. Spécialiste des Lumières, elle enseigne la littérature française à l’université Humboldt.