Qu’il s’agisse du récent livre de Jean-Arnault Dérens sur l’Adriatique, dont le sous-titre évocateur est « La mer sérénissime », ou du plus ancien livre de Predrag Matvejvić « L’autre Venise », il est toujours question de la mer qui sépare Venise de celle qu’historiquement ont été ses possessions, où les côtes de la péninsule istrienne, celles de la Dalmatie, du Monténégro et de l’Albanie.
Une autre Venise et une autre Adriatique
En 2008 l’Adriatique était la frontière de tous les dangers, écrit Dérens, lorsque l’Adriatique était une des portes pour la migration clandestine, mais aussi à cause de la menace incombant sur l’environnement due au tourisme de masse et à la pollution. « L’Adriatique existe-t-elle ? L’ancien Golfe de Venise a mauvaise presse. Polluée, soumise à un tourisme de masse prédateur, cette mer fermée constitue l’une des frontières majeures de l’Europe ». Les routes des clandestins ont par la suite changé de direction, mais les suites du tourisme de masse et de la pollution sont toujours là.
À l’inverse du tourisme rapide, Matvejvić suggère au lecteur dans sa guide sur Venise, de la visiter comme il a fait plusieurs fois, en différentes époques de l’année et en ayant le loisir de voir jusqu’au plus petit particulier, de s’arrêter sur des futilités, comme des brins d’herbe sur des anciens murs, tout en lançant au même temps que l’Adriatique n’est plus le « Golfe de Venise » et que Venise même risque l’effondrement. La même idée est développée par Dérens dans son livre plus récent sur l’Adriatique, à l’appui des faits historiques.
« On présente toujours l’Adriatique comme le golfe de Venise dominé par l’omniprésente figure du lion ailé de saint Marc qui brandit l’épée ou pose sa patte sur le livre d’un air impérieux, mais en vérité, cette mer a toujours été disputée et le lion bien souvent défilé, moqué ou vaincu ». Plus avant l’auteur explique que la présence d’autres acteurs sur les autres rivages, celles face à Venise, a fait que le règne du lion a eu lieu sous l’emprise du partage et que « nommer l’Adriatique « golfe de Venise » a toujours eu une valeur performative, désignant un objectif plus qu’une réalité ».
A conclusion de se raisonnement l’auteur affirme que « Venise n’est pas seulement une marque touristique, c’est aussi la nostalgie vive, le rappel qu’un autre Adriatique aurait été possible ». Donc il n’y a pas seulement une autre Venise, mais aussi une autre Adriatique soumise et au même temps détachée de la fascination de Venise.
La fascination et l’élégance de Venise
Il n’y a pas seulement une autre Venise, en citant Matvejvić, mais aussi une autre Adriatique soumise et au même temps détaché de la fascination de Venise. Il suffit de visiter les Galeries de l’Academia de Venise pour se gorger des bleus des Madones de Giovanni Bellini.
Dans la nouvelle organisation des espaces de la Grande Academia, une salle entière est dédiée aux Madones de Bellini, elles regardent les visiteurs en se penchant de leurs balustrades, toutes belles et roses par leur jeunesse. Les Galeries contiennent bien d’autres ouvrages, surtout après que les espaces ont été remaniés et augmenté pas l’élargissement à l’Hôpital des Incurables, mais Bellini en représente la quintessence.
On aurait qu’à se promener pour voir les bâtiments anciens et les palais délabrés témoignant avec leurs somptueuses architectures les fastes des temps jadis. On entrevoit ou on imagine les jardins cachés derrière les portails fermés, avec leurs plantes et statues et enfin on peut revoir dans des musées comme au Palais Mocenigo, les toilettes des dames vénitiennes blondes et élégantes qui décolorait leur chevelure au soleil sur les terrasses hautes des palais. Leur secret, des chapeaux percés qui laissaient libre les cheveux et couvraient le visage pour les garder pales.
Tous ses thèmes on les retrouve dans le sonnet que Fran Galović a dédié à Venise, où il s’est rendu avec ses camarades d’études et un professeur lors d’un voyage d’instruction en 1912. Venise y est dépeinte comme source de référence esthétique et culturelle et surtout comme rivage tout près des côtes d’en face. La poésie fait partie du cycle de 12 poésies, « Četiri grada » (Quatre villes), la valeur autobiographie est souligné par la dédicace à Izidore Kršnjavije, le professeur qui a accompagné l’auteur et ses camarades d’études dans le voyage en Italie de 1912. Pour mieux apprécier le sonnet on propose après une traduction.
Fran Galović, poète, écrivain, essayiste est né dans le nord de la Croatie le 20 juillet 1887 à Peteranec, près de Koprivnica dans la région de la Podravine. Ses études achevées, il devient enseignant au Gymnase royal de Zagreb. Il est mobilisé au début de la première guerre mondiale et il meurt le 26 avril 1914 à Radenkovići dans la Mačva en Serbie.
Mais il n’y a que les poètes à subir la fascination de Venise, en Istrie Venise est plus voisine encore qu’elle ne paraisse, elle est présente dans l’air. Dans certaines localités de l’Istrie du nord, par temps clair et à la bonne altitude on peut voir clignoter à l’horizon des lumières dorées et y voir le mirage de Venise et de son clocher. Ce n’est donc pas uniquement une fascination historique due aux liens entre les deux rivages mais aussi d’une fascination esthétique que l’on peut retrouver dans les verses du sonnet de Galović.
Venise (1913, « Četiri grada »)
Palazzo Ducale
La nuit, lorsque les lumières à travers la lagune flambent,
et dans l’eau trouble des gouttes d’or s’enflamment,
alors les paroles mortes dévoilent les secrets des morts,
le marbre blême de la cour du bâtiment est étrangement ébahi par le lieu.
A travers le noir l’ombre désire la nuit inattendue,
elle la regarde et l’attend, alors que la mer au loin
lui parle de ses frères sauvages qui se battent,
libres et seuls, lorsque les étoiles s’enflamment.
En même temps l’obscurité, les lumières et les silences
rappellent depuis les galeries à la lumière des temps jadis,
un manteau luxueux et long de soie impériale ;
la cloche orgueilleuse du clocher de bois
sonne à nouveau ! - Et quelle joie dans l’abandon
quand quelque chose de similaire résonne dans le vide.
Palazzo Vendramin
Cependant ici on entend encore des voix,
qui résonnent sous les branches du laurier
et dans les profondeurs de la mer les filles nagent sous l’eau,
lorsque les présages rêvent dans la nuit le conte des Géants.
A travers le fracas et la tempête ivre,
jusqu’à quand la douleur des Walkiries s’abandonne au Walhalla,
A travers l’univers puissant de l’obscurité divine
l’épée de Siegfried de feu sauvage dans sa garde.
Peut-être attend-elle quelque chose, peut-être quelque part plonge-t-elle ;
elle est vide, et laisse qu’elle s’incline et que le noir s’allonge -
Ecoute ! Ceci est la dernière invitation des Lohengrin.
La Madone de Giovanni Bellini
De calcedonies et de sapphire
pour toi devraient se vêtir les palais,
pour que soient chanté des chansons,
et que la harpe d’or joue toujours !
Que l’onde de l’aube t’effleure légèrement sur le front,
que les cours de roses te soupirent
ta beauté, que pour toi soit bâtie
un trône de sapphire.
Oh, laisse que je me repentis,
à côté de ton trône, parce que je t’aime
Oh Ame, jusqu’il y aura du soleil !
Merveilleuse Dame, une prière est
ceci, qui me fait mal,
Et c’est ça que je te donne à toi !
Palazzo Contarini-Fasan
Sur le pilier et les pierres mortes
les ondes scintillent et tremblent les eaux dorées
le feu du réverbère et la tristesse de la sérénade -
et elle disparait dans l’ombre charmée.
Et les galères partent déjà dans leur voyage nocturne,
les voiles, pleines de vent, sur l’eau sans fins prennent,
les regards et les larmes dès les fenêtres les lavent,
et les ondes emportent de l’écume légère.
Ils s’en vont à Chypre. Une cloche solitaire
a sonné le minuit. Comme un doux chevreuil
elle lui s’est agrippée la blanche Desdémone ;
ses cheveux à lui sont drus, bouclés, noirs.
Et lorsque l’aube arrive vers eux de loin,
on peut les ressentir, ce qu’ils attendent.
San Sebastiano
Beau comme une statue d’antan dans un petit bois la nuit,
où se tissent au loin les guirlandes de myrtes,
et la chorale des dryades chante un poème sacré,
lorsque les marbres se baignent et vous embrassent
le rosé de la lune, les sœurs des pays lointains,
ce qui adoucit la douleur et au désespoir donne de la tristesse
et la joie triste - dans ce monde étrange
et toi tu restes comme ça, grâce à Dieu
lorsque tu vivais dans le luxe mortel de la douleur,
sur les marches sacrées de l’autel
sont morts les désirs. Cela vaut de l’or
et des cheveux noirs, des lèves pleines de désir
et de pêché … Voilà, tout est vieux, gris,
seule ta jeunesse éternelle
fleurit ici !
(Traduit du croate par Deborah Grbac.)









