Albert Camus réapparaît un jour au tournant des années 2000 à Mykonos, cette île des Cyclades qu’il avait tant aimée en 1955. Effaré par les débordements du tourisme de masse d’aujourd’hui, il se disperse et se révèle incapable, comme le lui conseille la belle et énigmatique Ariane, d’achever Le Premier homme, ce texte à forte teneur autobiographique sur lequel il travaillait encore à sa mort.
Un beau et étrange livre que cet Eté grec avec Camus ! On ne comprend pas d’abord ce que l’écrivain admiré vient faire dans ce récit imaginaire et souvent poétique au milieu de personnages vulgaires et grotesques, aux dialogues ineptes et oiseux et dont la description féroce accentue l’impression d’éloignement dans le temps nous séparant du monde méditerranéen, solaire et pauvre, qu’a su si bien évoquer Albert Camus, et bien sûr dans Noces et L’Eté.
Sacrilège !, serait-on enclin de penser. Et pourtant, tout respire dans ces pages une intimité, une affection, une connaissance approfondie du prix Nobel de littérature. Et aussi l’amour plein de sensualité de la mer, celle qui compte vraiment, la Mer Méditerranée, et du soleil, avec des tableaux vrais et sentis des Cyclades, où est né Stefanakis en 1961, et que n’auraient pas renié Camus.
« De l’horizon, le soleil faisait un signe d’au revoir à ses Cyclades bien-aimées, donnant son dernier spectacle de lumière juste avant de plonger dans les eaux salées de l’Egée. » Mykonos et sa « lumière estivale : trouble et laiteuse les jours de juin et de juillet, unique pendant les jours du mois d’août ».
Auteur de plusieurs romans, Dimitris Stefanakis s’est fait connaître en France avec Jours d’Alexandrie, qui lui a valu le prix Méditerranée étranger en 2011.
Un monde qui n’est plus le sien
Mais le monde d’aujourd’hui ressemble si peu à celui d’autrefois et Camus, en dépit des tentations dyonisiaques qui s’offre à lui, constate bien que ce monde n’est irrémédiablement plus le sien, le monde méditerranéen qu’il a connu dans sa jeunesse. « Désormais, des insulaires aisés arboraient leur fortune fraîchement acquise, qui jurait dans ce paysage cycladique ascétique. Mais ils n’étaient pas les seuls. Pire étaient ces envahisseurs estivaux qui occupaient l’île et qui s’appropriaient la grâce de ses maisons blanches à la chaux pour s’adonner à leur vulgaire libertinage. »
Au milieu de ce « vrai déluge » que représente le tourisme en ces mois d’été, Ariane, une journaliste quelque peu mystérieuse et qui connaît sur le bout des doigts l’oeuvre de l’auteur de La Peste et de L’étranger, le supplie d’achever Le Premier homme, ce roman autobiographique d’un enfant pauvre et orphelin de père en Algérie dont on a retrouvé des épreuves dans la carcasse de la voiture où le prix Nobel a trouvé la mort, en 1960.
Le Camus de Stefanakis le reconnaît : « Le Premier homme était avant tout l’épopée de la pauvreté et de celui qui la subissait. Aucun des livres qu’il avait lus jusqu’à présent ne décrivait avec tant d’éloquence le courage, l’amour et la solidarité des gens pauvres (...) Ce livre était en somme aux antipodes de toute la laideur qui s’étalait sous ses yeux cet été-là. »
Une « oeuvre inachevée », certes, mais qui projete des « valeurs et des idéaux simples : ceux du travail, de l’apprentissage, de la persévérance et de la foi, mais également celui de la révolte personnelle dont chacun doit un jour faire l’expérience dans sa vie s’il souhaite sincèrement aller de l’avant. »
Soigne ton travail sans viser la perfection. Sinon, tu seras malheureux.
Mais Camus sait déjà qu’il ne reviendra pas sur Le Premier homme. Ariane insiste, souligne qu’il a réalisé les deux « étages » de son oeuvre, « l’absurde et la révolte ». « Le troisième étage, l’amour, tu l’as l’inauguré avec Le Premier homme, mais tu n’as pas eu le temps de l’achever. »
« Dommage, répond Camus, parce que l’amour interprète l’absurde et exhorte à la révolte. »
Ariane s’avoue vaincue. « C’est peut-être le destin des grands créateurs que de nous laisser avec la sensation de l’inachevé, quelque chose comme une promesse qu’ils ne réaliseront jamais. »
Camus sait les angoisses, prenant parfois même des « dimensions hystériques », de la recherche de la « perfection artistique ». Le conseil d’un de ses professeurs lui revient en mémoire. Est-il authentique ou pasß ? Mais sa pertinence est si forte : « soigne ton travail sans viser la perfection. Sinon, tu seras malheureux. »