L’écrivain et poète fanco-suisse Jil Silberstein, auteur de plusieurs ouvrages reconnus, voulait « faire le point » sur sa vie à un âge où l‘on ne peut que penser, pour reprendre sa formule, au « Grand Hachoir », et décidait fin 2022 de passer un mois à Thessalonique, un séjour qui inspira à cet esprit cultivé et tourmenté ce splendide récit de réflexions, étonnements et émotions.
Jil Silberstein explique dans le prologue les raisons pour lesquelles il a opté pour la capitale de la Grèce du nord, qu’il avait brièvement connue quelques années auparavant ; la richesse de son passé, « Royaume de Macédoine, Rome antique, Empire byzantin, interlude vénitien, séculaire occupation ottomane, irruption des Levantins, puis grand retour au sein du giron grec », avec tout ce que cela représente en termes de bouleversements et de drames historiques, de communautés martyrisées, en particulier celle des Juifs exterminés et déportés par l’occupant nazi.
Et puis, il y a la découverte fortuite d’une anthologie de « Poètes de Thessalonique et de la Grèce du nord », qui l’a définitivement convaincu de partir. Voyage et plaisirs littéraires sont intimement liés, nous en sommes bien convaincus avec lui, et Jil Silberstein emporta une quinzaine d’ouvrages dans ses bagages dont il se plaît à livrer quelques citations, désireux de faire partager son éblouissement aux lecteurs.
La tyrannie du moi
« Thessalonique, Dans le flux des vivants et des morts », tient à la fois du journal intime et du récit de voyage et d’observation, entraînant volontiers le lecteur au fil des pages, où l’on découvre un homme à l’enfance malheureuse, encore hanté par le souvenir de sa femme disparue, mais aussi un écrivain tourmenté par son bilan et ce qu’il peut attendre de la vie, à 74 ans. Comme souvent avec de telles personnes, il se promet d ’aspirer désormais à une plus grande simplicité intérieure mais il insiste tant sur ce point qu’on doute qu’il y parvienne.
Seule l’écriture, cet « affrontement solitaire », asurre-t-il, lui « permet d’échapper à la tyrannie de mon moi ».
Jil Silberstein nous invite à le suivre dans ses pérégrinations à travers la ville, sans plan préconçu la plupart du temps, s’enchantant, et le lecteur avec, des scènes de rue prises sur le vif, de rencontres fortuites, de clins d’oeil historiques, de la visite de musées tel que le Musée archéologique ou le Musée juif, où l’on découvre la personnalité extraordinaire que fut à la fin du 19-ème siècle Sa’adi Besalel a-Levi (1820-1903), réformateur déterminé de la communauté juive, fondateur de journaux, qui n’a cessé, sa vie durant, de dénoncer « l’obscurantisme, le fanatisme et les superstitions ».
On suit l’auteur également dans ses recherches obstinées sur Juda S. Varsano qui réalisa de chromolithographies très recherchées sur la Thessalonique d’avant la première guerre mondiale.
Thessalonique, une ville paradoxale
Une ville paradoxale que Thessalonique, où les traces du passé restent bien présentes, même si elles sont cachées par des constructions ultérieures et sans grâce, et malgré les drames qui l ‘ont secouée, comme le grand incendie de 1917. Ville bouleversée, ravagée, reconstruite, défigurée, ville des « déplacés et des chassés » aussi lors de la « Grande catastrophe », au début des années 1920. Jil Silberstein sait retrouver les anciennes strates d’occupation des lieux et nous convainc dans ses efforts d’archéologie urbaine, qui ne sont pas accessibles à tous. L’horizon s’ouvre et s’élargit, s’embellit à ceux qui cherchent.
Les Grecs d’aujourd’hui, remarque l’auteur, serrent les dents. Mais « qu’on n’aille pas prétendre (qu’ils) se fichent de leur passé ! - quand bien même, ces dernières années, ce qui accapare leurs pensées, ce sont les privatisations. Les budgets suspendus. Les purges dans la fonction publique ».
Des rêves, une réflexion sur une simple affiche de cinéma, une citation de poète ou d’un auteur antique confidentiel, des souvenirs de personnes disparues, des scènes saisies à la volée, visuelles, comme un salon de coiffure, ou des jeunes pianotant sur leur smartphone, une digression en appelle une autre, et le lecteur ne s’en lasse pas, suivant Jil Silberstein dans ses déambulations cultivées, érudites même.
On ne devrait pas voyager autrement.
Né à Paris en 1948, Jil Silberstein a quitté très jeune la France pour la Suisse où il travaille dans l’édition et dirige entre 1988 et 1992 la revue d’anthropologie culturelle Présences. Egalement chroniqueur et critique littéraire, il a beaucoup voyagé et traduit Czeslaw Milosz et Lawrence d’Arabie.








