Blog • Le rêve américain évanoui d’une famille grecque

|

Sillages, de Kallia Papadaki, traduit du grec par Clara Villain, éditions Cambourakis, (2019, réédition en poche 2020).

Quand Andonis Kambanis débarque en Amérique, juste après la Première Guerre mondiale, venu de son île natale de Nisiros, dans le Dodécanèse, où il a laissé sa mère, veuve et isolée, il est persuadé que son exil sera provisoire et qu’enrichi dans le pays de la profusion , il retrouvera bientôt la terre de ses
ancêtres.

Après New York, où il se fait estamper à peine arrivé par un compatriote, notre homme arrive à Camden, dans le New Jersey, « une ville dont le nom ne résonnait d’aucun souvenir, rien que du présent », sorte de banlieue ouvrière de Philadelphie où Italiens, Grecs, Polonais et autres communautés de nouveaux immigrés s’activent en cette période de prospérité économique et de prohibition, avant le grand Krach de 1929, bien décidés à saisir leur part du rêve américain.

Les mafias prospèrent sur ce terreau fertile. Andonis finit par se faire à certaines pratiques douteuses de l’entreprise de pompes funèbres où il travaille, comme celle de transporter des bouteilles d’alcool dans les corbillards. Certains sont tentés par la politique locale, le Ku Klux Klan pointe le bout de son nez, des affaires se développent et d’autres périclitent. Tout un monde populaire et inventif, coloré, mais aussi violent, apparaît.

Kallia Papadaki excelle à évoquer la vitalité de ces « temps malhonnêtes », sur fond de religiosité propre à l’Amérique, et de ceux qui vont suivre, la grande Dépression, les années trente, la guerre, les rêves utopiques des années soixante et ce, jusqu’aux années 1980. Car Sillages est une saga familiale s’étalant sur trois générations, qui nous permet de suivre le destin d’Andonis, devenu Nodas en Amérique, de son fils Vassilis, alias Basil, plus accessible sans doute aux oreilles américaines, et de ses enfants. Comme si le déracinement passait par l’adoption d’un nouveau prénom, pour une nouvelle vie. Tous les
personnages de Sillages sont fortement ancrés dans un contexte historique, social et économique précis qui donne au roman toute son ampleur.

L’exil et ses illusions

Il convient de saluer le style particulier de Sillages, des longues phrases élégantes à l’élan toujours renouvelé, dont la lecture est fluide malgré les incidentes, et qui est remarquablement rendu par Clara Villain. Le va-et-vient des chapitres entre la vie d’Andonis et celle de son fils trouble par contre quelque peu le lecteur, contraint de jongler sans cesse entre différentes époques. L’ajout d’un arbre généalogique sommaire aurait été aussi le bienvenu.

Le grand thème de Sillages est l’exil et ses illusions, à commencer par celle du retour au pays, et ses échecs. Car Andonis et son fils ne réussiront pas dans leur fameux rêve américain de prospérité.

Andonis perd sa mère et rapidement, « il advint en lui quelque chose de tout à fait inattendu, (cette mort) le libéra des remords qui le tiraient en arrière, car, jusque-là, le pauvre garçon avait toujours eu en tête l’idée du retour ». Il décide de dépenser les économies patiemment réunies dans cette optique car « il fallait, à son tour, qu’il trouve le courage de se séparer du passé, qu’il arrive à devenir quelqu’un, quelqu’un d’autre ».

Le remords ne va pas disparaître néanmoins et bien des années plus tard, en 1946, il fait promettre à son jeune fils Basil « qu’un jour il rentrerait en Grèce pour chercher la tombe de sa grand-mère », pour son père qui « avait toujours eu ce voyage en tête », mais qui « ne put, pas, (...) n’osa pas » le réaliser.

Quarante ans plus tard, dans les années 1980, Basil est dans une impasse, tant personnelle que professionnelle. Il songe à partir et à ouvrir un restaurant en Grèce, dont il ne parle pourtant pas la langue, un pays déjà lointain pour lequel il affichait auparavant mépris et dédain. « Il veut construire quelque chose à lui, de A à Z, il mérite une seconde chance ». L’Amérique ne lui a pas donné cette chance. Peut-être la trouvera-t-il dans la patrie de ses ancêtres. On devine vite que le projet restera un mirage, tant ses proches le dissuadent de partir pour un pays devenu étranger
.
Née en 1978, Kallia Papadaki est écrivaine et scénariste. Contrairement aux personnages de son roman, elle est partie étudier aux Etats-Unis mais est revenue en Grèce. Sillages, nourri d’évidence de récits et de confidences de Grecs ayant tenté l’expérience de l’exil américain, a reçu le prix Clepsidra
du meilleur jeune auteur de fiction et le prix littéraire de l’Union européenne.