En compagnie d’Irina Flige et d’Oleg Nikolaiev, tous deux de l’association Memorial, l’historien Nicolas Werth arpente de long en large le territoire de la Kolyma situé dans l’Extrême-Orient russe. « Le Goulag ? » Une jeune serveuse au Hot-Dog pizza de Magadan : « C’est ... un groupe de rock ? »
Bienvenue au « Pays doré de la Kolyma ». Car c’est bien d’or qu’il s’agit, même s’il n’était pas « la seule richesse de la Kolyma. La région recelait en effet quatre autres minerais d’importance stratégique, indispensables pour le développement d’une industrie d’armement en pleine expansion : l’étain, le cobalt, le tungstène et l’uranium. » Seule la présence de travailleurs forcés permettait d’envisager leur extraction : « À l’échelle du pays, les treize grands ensembles de “camps spéciaux” regroupaient plus de 250 000 détenus, soit un peu plus de 10 % des effectifs du Goulag. »
Récit d’un périple effectué entre le 13 août et le 3 septembre 2011, l’auteur nous livre son journal de bord et les confidences qui vont avec dès l’incipit : « Après toutes ces années passées à étudier le Goulag, j’ai eu envie d’aller sur place, tenter d’approcher différemment ces lieux, partir à la recherche des traces laissées par le plus grand système concentrationnaire du XXe siècle. »
La route de la Kolyma tient du récit de voyage structuré tant par l’espace sillonné que par les multiples rencontres. À cela s’ajoute une intertextualité conjuguant subtilement les témoignages retranscris et les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov tout comme Le ciel de la Kolyma d’Evguenia S. Guinzbourg qui accompagnent le récit de bout en bout. Le livre se métamorphose en un duo jouant avec les contrastes et ressemblances de deux voix faisant résonner l’incommensurable de « la force de l’événement ».
Nicolas Werth participe à une mission de terrain conduite par l’association Memorial qui va à la rencontre des militants de la branche régionale de l’association souvent engagés dans le recueil de récits et/ou d’objets témoignant de la vie dans les camps de la Kolyma. Différents espace mémoriaux sont aussi visités en compagnie de leur responsable. Notamment, sur les hauteurs de Magadan, l’imposante statue le Masque de la tristesse (Maska Skorbi) du sculpteur Ernst Neïzvestny inaugurée le 12 juin 1996 (le monument mesure 15 mètres de hauteur et occupe un volume de 56 mètres cubes).
Les entretiens restitués jettent un double éclairage, sur le quotidien dans les différents camps de la Kolyma et sur la vie « d’après ». Ce deuxième aspect constitue le point fort du livre-témoignage de Werth qui rencontre nombre de zeks qui, après la fermeture des camps à la fin des années 1950, restent dans la région et y refont leur vie.
La porosité des frontières entre la société soviétique « libre » et celle des camps est exposée dans sa complexité. Premièrement, ces camps ne correspondent pas toujours à l’image stéréotypée d’un espace fermé. L’espace concentrationnaire se fond dans le paysage pour correspondre à « un chantier, une route, un gisement, une entreprise, une mine, une exploitation agricole, sans compter les innombrables postes isolés dispersés dans la nature, ces “missions” forestières où les détenus travaillaient, parfois sans escorte, à l’abattage du bois. »
Deuxièmement, à l’époque des camps, leur porosité résultait du fait que la répression stalinienne frappait périodiquement ses propres exécutants, d’où un certain « roulement ». À cela s’ajoute que des détenus au comportement exemplaire pouvaient bénéficier de certains avantages ou même être promus à des postes administratifs. D’où cette « zone grise » commune tant aux maîtres qu’aux esclaves qu’évoque aussi Primo Levi. Zone perméable et extensible permettant parfois des « rocades » et trouvant à s’inscrire dans l’espace post-concentrationnaire qui, souvent, réunis à nouveau les mêmes compagnons improbables.
Au fil des pages on réajuste sa focale : le camp est perçu dans sa porosité et « la vie d’après » est dévoilée. Les rencontres tout comme les documents trouvés sur place permettent une représentation autre que celle strictement bureaucratique donnée par les archives du Goulag conservées à Moscou. La découverte des lieux et l’écoute des récits de vies suggèrent un autre narratif. « J’avais travaillé sur ces questions, à partir de documents d’archives. Mais j’ai l’impression maintenant de mieux comprendre, d’appréhender différemment ces réalités, à travers les lieux et les derniers témoins. Tel était le but de ce voyage. »
La diversité et la qualité de ces témoignages est à nouveau soulignée par les dernières lignes qui font fonction de résumé : « Après des années passées dans les archives, bureaucratiques et déshumanisées, de l’administration du Goulag, j’ai retrouve ici la valeur, inestimable, du témoignage. Car si le camp a été une expérience collective qu’un adulte soviétique sur six a connue, entre le début des années 1930 et le début des années 1950, il a aussi été une expérience profondément individuelle : dans l’univers concentrationnaire, l’homme, plus encore que nulle part ailleurs, est fondamentalement seul. »
La reprise en poche de ce livre publié initialement en 2012 accompagne la publication d’une version significativement revue et actualisée d’Un État contre son peuple qui constituait la première partie du Livre noir du communisme publié sous la direction de Stéphane Courtois en 1997 à l’occasion du 80e anniversaire de la révolution d’Octobre 1917. Enfin, nous retrouvons Nicolas Werth, cette fois-ci comme traducteur en compagnie Luba Jurgenson, à la découverte de la Merveilleuse planète du monde concentrationnaire d’une « URSS – pays des merveilles » du grand écrivain Gueorgui Demidov dont l’humour noir tout soviétique est à la mesure de l’incommensurable.
Du même auteur :
Être communiste en URSS sous Staline, Gallimard, 1981.
1917. La Russie en révolution, Gallimard, « Découverte Gallimard », 1997.
L’Île aux cannibales : 1933, une déportation-abandon en Sibérie, Perrin, 2008.
La Terreur et le désarroi : Staline et son système, Perrin, 2007.
L’Ivrogne et la Marchande de fleurs : autopsie d’un meurtre de masse, 1937-1938, Tallandier, 2009
Être communiste en U.R.S.S. sous Staline, Gallimard, édition revue, 2017.
Les révolutions russes, PUF, « Que-sais-je », 2017 (2021).
Essai sur l’histoire de l’Union soviétique 1914-1991, Perrin, 2019.
Goulag. Une histoire soviétique, Seuil, 2019 en collaboration avec François Aymé et Patrick Rotman.
Le cimetière de l’espérance. Essais sur l’histoire de l’Union soviétique, 1914-1991, Perrin, 2019.
Les grandes famines soviétiques, PUF, « Que-sais-je », sixième édition mise à jour, 2021.
Histoire de l’URSS, PUF, 2020.
Histoire de l’Union soviétique. De l’Empire russe à la Communauté des États indépendants (1900-1991), PUF, deuxième édition mise à jour, « Quadrige manuels », 2021.
Histoire de l’Union soviétique de Lénine à Staline (1917-1953), PUF, « Que-sais-je », sixième édition mise à jour, 2021.
Histoire de l’Union soviétique de Khrouchtchev à Gorbatchev (1953-1991), PUF, « Que-sais-je », cinquième édition revue, 2021.
Poutine, historien en chef, Gallimard, « Tracts », 2022.
Le communisme au village. La vie quotidienne des paysans russes de la Révolution à la Collectivisation, Les Belles Lettres, 2023.
Les Procès de Moscou, Les Belles Lettres, nouvelle édition revue et augmenté, 2023.
Un État contre son peuple. De Lénine à Poutine, Les Belles Lettres, Nouvelle édition revue et augmenté, 2025.