Auteur d’expression française, Jacques Steiwer a étudié la philosophie et les lettres à Luxembourg et à Paris. Aujourd’hui à la retraite, il a enseigné dans différents lycées, y compris à l’École Européenne de Bruxelles-Uccle, avant de devenir le directeur de l’École Européenne de Varèse (Italie), puis de celle de Bruxelles-Ixelles. Il se définit comme étant proche sur le plan des idées de l’économiste marxiste belge Ernest Mandel (1923-1995). Il a notamment écrit De la démocratie en Europe Paris, [1], ainsi que les romans Du gâchis chez les Luxos [2] et Angelika chez les Luxos [3].
Le livre ici recensé (Samsa édition, ISBN 978-2-87593-304-1) [4] est paru quelques mois avant No démos ? - Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe de la philosophe Céline Spector (Paris, Seuil, 7.10.2021). Même si le propos de Jacques Steiwer est moins clair et moins bien structuré que celui de Céline Spector, en plus de souffrir de certaines lourdeurs stylistiques [5], les deux ouvrages sont complémentaires et vont plus ou moins dans le même sens. Là où Céline Spector fait de la recherche académique, Jacques Steiwer mêle un propos philosophique avec des tentatives d’analyses économiques et juridique, de même qu’avec un vécu personnel de pionnier de l’identité européenne, notamment grâce à sa longue expérience dans trois Écoles européennes, où les élèves l’Histoire européenne plutôt que l’Histoire nationale des pays d’accueil ou à partir desquels les enseignants ont été détachés.
UNE CRITIQUE INCENDIAIRE DU FONCTIONNEMENT ACTUEL DE L’UE
Dans les deux cents premières pages, Jacques Steiwer se montre extrêmement critique envers l’Union européenne telle qu’il la connaît. Sa critique est parfois caricaturale, notamment en raison d’un manque d’expertise juridique suffisante en droit européen (d’ailleurs sa bibliographie ne comporte presque pas d’ouvrages juridiques, alors qu’il tente de consacrer des développements au droit européen). Il intercale de nombreux développements historiques et économiques – parfois intéressants, parfois très orientés – dans son propos sur l’Union européenne, laquelle est en réalité une organisation internationale avec ses institutions et son fonctionnement propre et non pas une notion vague et évasive. Jacques Steiwer le sait, mais il semble penser que le droit européen est une superstructure des rapports économico-sociaux, et que le fonctionnement actuel de l’UE est tributaire des conditions historiques dans lesquelles celle-ci a été mise en place. Une telle absence de distinction entre Histoire, économie, sociologie, culture et droit a le mérite d’insister sur le fait que le cloisonnement du savoir et des sciences humaines est néfaste, néanmoins, toutefois elle rend le propos d’ensemble confus : on se demande si on est en train de lire des développements spécialisés ou bien de la vulgarisation journalistique. La spécialisation est insuffisante, tandis que le degré de vulgarisation n’est pas toujours suffisant pour le lecteur qui découvrirait la thématique.
Comme il a été, certains jugements personnels de l’auteur sont sévères jusqu’à la caricature, mais surtout inexacts et peu étayés, ainsi : « Pour les pères fondateurs de l’Union européenne, la réalisation d’une démocratie communicationnelle n’était clairement pas une priorité, mais au contraire un écueil à éviter [sic]. (…) Le droit canonique a toujours taxé le jugement du vulgum pecus comme inessentiel » (p. 119). Les lacunes juridiques sont nombreuses : ainsi, à la p. 121, l’auteur – qui aurait dû se faire relire par un juriste spécialisé en droit européen – pense que le Conseil européen est l’autre nom du Conseil des ministres, alors que le Conseil européen est une institution européenne à part entière depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne et que les Conseil des ministres s’appelle désormais « Conseil de l’UE » ou simplement « Conseil ». Il continue à parler de la « Communauté » au singulier (p. 122), en tant que synonyme de l’UE, alors qu’il existait initialement plusieurs Communautés, jusqu’à ce que l’UE remplace la CEE. Encore plus surprenant, Jacques Steiwer pense que la Commission, « dans la théorie », « ne devrait être qu’un organe consultatif auprès du Conseil des ministres » (???)(p. 125). Nonobstant ces inexactitudes, les fulgurances extrêmement pertinentes ne manquent pas non plus. Ainsi, au sujet de l’absence de séparation des pouvoirs claire au sein de l’UE, on ne peut que convenir qu’« aucune compétence n’étant clairement balisée, c’est le politique qui l’emporte, un rapport de forces, s’exprimant dans des nuits de marchandages, un potlatch moderne entre chefs de tribus » (p. 152).
DES PROPOSITIONS CONCRÈTES POUR L’AVENIR
Après s’être défoulé avec une critique on ne peut plus incendiaire contre la « maison bâtie sur le sable », l’auteur montre en réalité un profond attachement à l’UE, voire à l’idée d’une nation européenne pleinement souveraine. C’est ici que le propos devient soudainement constructif et programmatique. Ainsi, il conviendrait de comparer l’UE « à ce que devait être l’Allemagne avant que Bismarck ne réussît à l’unifier dans le deuxième Reich » (p. 195). On voit ici une référence implicite à l’historien Gilbert Trausch, pour qui, comme on le sait, la création de l’État luxembourgeois précède l’émergence de l’identité nationale luxembourgeoise.
Pourquoi n’en irait-il pas de même pour l’UE ? Dès lors que l’UE deviendrait elle aussi un État avec une politique culturelle commune, il n’y a pas de raison de douter que les Européens retrouveront une identité commune, dont les prémices existaient déjà au Moyen Âge, et ce jusqu’à la Renaissance. Il n’y a aucun risque que les identités locales se dissolvent car « au bout d’un parcours historique tourmenté, l’Allemagne a réussi à se constituer en une République fédérale dans laquelle les Länder gardent une belle diversité : à ne pas confondre un Bavarois avec un Saxon, ni un Hambourgeois avec un Souabe » (p. 196). Cependant, l’UE se heurte à l’obstacle du multilinguisme, qui est aussi sa principale richesse : « avec ses 24 langues officielles, elle se meut dans un galimatias d’interprétations, peu susceptibles de suggérer des liens chtoniens profonds » (p. 197). Quoi qu’il en soit, l’UE ne peut plus continuer à avancer en l’absence de souveraineté fédérale plus forte, car « l’ubuesque Président du Conseil européen a beau se démener de coup de téléphone en coup de téléphone, son équipage de 27 chevaux tire toujours à hue et à dia [ ;] plus ingrate encore est la tâche du Chargé des Affaires étrangères, lequel malheureux diplomate doit plier ses cartes chaque fois qu’une puissance majeure le siffle hors jeu » (p. 205). Enfin, sur le plan économique, le capitalisme européen serait « gravide de son propre dépassement » (p. 212).
Plus il avance dans la réflexion, plus l’auteur devient convaincant. En effet, croire que le souverainisme national et le retour du repli identitaire apporteraient une solution au déficit démocratique de l’UE – cette idée étant redevenue majoritaire au sein des États membres, comme au cours des années 1930 – est une folie car cela ne pourra qu’aggraver les choses : plus chacun tire la couverture à soi, plus il devient difficile de mettre en place des politiques communes. Plus que jamais, la solution ne peut être que fédérale et les propositions de Jacques Steiwer sont bien pensées, même sur le plan juridique.
Ainsi, la nouvelle forme de démocratie européenne serait articulée autour de cinq cercles démocratiques :
1) Le Parlement européen doit devenir un organe législatif « à pleine et entière compétence ». Il doit être élu au niveau de l’Union entière, à travers des partis qui se définissent comme européens.
Cette proposition n’est pas nouvelle. L’auteur aurait dû commencer par là, en entamant un dialogue avec les théoriciens de l’époque actuelle. Il faudrait d’abord expliquer pourquoi le Parlement européen n’est pas un organe législatif « à pleine et entière compétence » : c’est en effet parce qu’il n’est que « colégislateur », autrement dit, il ne peut que modifier la législation proposée par la Commission et l’adopter conjointement avec le Conseil. Il statue également sur le budget annuel de l’Union sur un pied d’égalité avec le Conseil. Mais le Conseil, c’est aussi l’exécutif européen, tout comme la Commission. De surcroît, le Conseil émane des pouvoirs exécutifs nationaux, non des Parlements nationaux. On a donc affaire à un législateur européen dominé par les exécutifs nationaux. Dans quelle mesure l’exécutif peut-il encore légitimement adopter la législation européenne, faisant ainsi fi de la théorie de la séparation des pouvoirs ? Proposer de supprimer le Conseil en tant que colégislateur et faire du Parlement européen le véritable législateur européen est une excellente idée, mais comment la faire accepter quand aucun parti politique ne défend cette idée ? Même au Luxembourg, le souverainisme est majoritaire et il faut par conséquent un plan B, qui pourrait consister en une meilleure sélection des députés européens, compte tenu de leurs compétences et ou/de leur motivation. Les parties qui se « définissent comme européens » existent déjà, même s’ils doivent pour le moment être enregistrés en tant que partis nationaux.
2) Les Parlements nationaux.
Leur rôle est déjà reconnu, mais il pourrait être renforcé. Au lieu que le Conseil soit le colégislateur, on pourrait avoir un Parlement européen constitué de deux chambres : le Parlement européen tel qu’il existe actuellement, et une sorte de Sénat européen constitué de représentants des Parlements nationaux.
3) Une « chambre économique composée des représentants des syndicats des ouvriers, des employés et des fonctionnaires de tous les pays membres ».
C’est une excellente idée qu’il y a lieu d’embrasser pleinement.
4) La Banque centrale européenne
On ne comprend pas bien ce qui changerait par rapport à la situation actuelle.
5) La Cour de justice de l’Union européenne, « compétente pour tout ce qui est matière de législation fédérale ».
On ne voit pas non plus ce qui changerait, exceptée peut-être une facilitation de l’accès au prétoire européen des personnes physiques et morales par rapport aux États et aux institutions européennes, ce qui nécessiterait de nouvelles modifications des traités.
CRITIQUE DES PROPOSITIONS MISES EN AVANT
Les propositions de Jacques Steiwer font l’impasse sur quelque chose de très important : le rôle de la Commission européenne. Proposer de supprimer le Conseil, soit, mais il faut tout de même un pouvoir exécutif ! En l’absence du Conseil, il faut au minimum un organe chargé de l’exécution des actes législatifs et contrôlant le pouvoir législatif, car le législateur ne saurait exercer de contrôle sur lui-même. Le légicentrisme sans aucun contrepoids, donc sans aucune séparation des pouvoirs, est tout simplement impossible en pratique, ne serait-ce que parce que les actes législatifs resteraient inappliqués en l’absence de pouvoir exécutif. Or quelle autre institution que la Commission a vocation à être l’exécutif de l’UE ? Il suffirait juste de renommer les commissaires en ministres.
On peut avoir des désaccords et des contre-propositions sur plein de choses, encore faut-il penser aux chances de succès de toute proposition dans le contexte politique actuel. Si l’on ne prévoit pas de plan B, c’est comme si l’on se livrait à un exercice intellectuel pour la forme ou bien pour sa propre hygiène intellectuelle. Les propositions de Jacques Steiwer ne tiennent nul compte de la situation politique au Grand-Duché de Luxembourg, pays de résidence de l’auteur, ni de celle en Belgique, où le livre est édité. Les traités sur l’histoire de l’intégration européenne sont (trop) nombreux. Le livre ici recensé enrichit certes cette littérature par certains éclairages nouveaux, notamment sur le plan économique, mais seule la partie finale constitue une contribution utile au débat politique actuel.
Au Luxembourg, l’ethnonationalisme progresse comme partout dans le monde. La promotion de la langue luxembourgeoise (officiellement considérée comme un patois avant la loi sur le régime linguistique de 1984 [6]) constitue la thématique qui rallie le plus de suffrages, de l’extrême gauche à l’extrême droite. Même la campagne des élections européennes a lieu en langue luxembourgeoise pour l’essentiel, l’usage du français à l’oral étant de plus en plus controversé, quoique parfaitement licite. Comment convaincre dans ce contexte les électeurs luxembourgeois de voter pour des candidats qui ne revendiquent pas d’attachement particulier envers une nation plus qu’une autre et/ou qui ne parlent même pas luxembourgeois ? Cela paraît impossible. Il faut donc un plan B, qui pourrait consister à s’assurer que les candidats qui arrivent à montrer patte blanche ont une connaissance et un intérêt suffisants pour les affaires européennes, au lieu qu’ils ne se servent du Parlement européen comme d’un tremplin en vue d’une promotion sur le plan national. Être élu en tant qu’eurodéputé devrait être considéré comme plus prestigieux qu’être élu ou nommé député national ou ministre national. C’est aussi une question de marketing politique.