Blog • Cauchemar croate

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La mort de la petite fille aux allumettes, de Zoran Ferić, traduit du croate par Chloé Billon, éditions Noir sur Blanc, 2024, 224 pages, 22 euros.

L’île de Rab existe bel et bien, dans l’Adriatique, au large des côtes croates, non loin de Rijeka. Zoran Ferić nous invite, dans La mort de la petite fille aux allumettes, à une pérégrination hallucinée et cauchemardesque dans ce petit monde insulaire, tant apprécié aujourd’hui des touristes.

Rien ou presque ne rachète les êtres dans ce roman résolument sombre de l’écrivain croate, bien éloigné d’un univers paradisiaque. Son humour ne parvient pas à débarrasser le lecteur, la dernière page tournée, d’une profonde impression de malaise.

Il est vrai que nous sommes en 1992, au plus fort de la guerre qui mènera la Croatie à l’indépendance, et les échos lointains de la canonnade ou l’apparition de soldats crottés et inquiétants rappellent la terrible réalité du moment, même si quelques touristes éprouvent encore l’envie saugrenue de s’attarder sur l’île.

Un roman de guerre ? Absolument pas. Rien à voir. Nous assistons tout d’abord à l’enterrement d’une petite fille de 6 ans, Mirna, morte de leucémie. La description de l’assistance est cruelle et mordante, un ton dont Feric ne se départira pas, avec des personnages, notamment masculins, au langage effroyabement cru et qui picolent sec. On en a presque la gueule de bois ! Puis on découvre le cadavre d’une transexuelle d’origine roumaine, assassinée, surnommée « la petite fille aux allumettes », allusion aux maladies vénériennes qu’elle refilait à ses clients.

Un roman policier alors ? Non plus. Zoran Ferić n’a que faire d’une intrigue policière. Il s’agit de bien plus que cela.

Le narrateur, Fero, le médecin légiste, se débat, héberlué et passif dans un monde devenu fou. L’auteur mène son lecteur dans un univers crépusculaire et terrifiant, au rythme de son imagination. Le rythme s’emballe bientôt : apparitions fantomatiques d’une petite fille, des moines franciscains pour le moins ambigus, un professeur de ski nautique amateur de très jeunes filles, des rumeurs sur les « satanistes », fantasmes, détails sordides. Un brouillard persistant et la bora, le fameux vent froid de la région, tout contribue à créer une impression d’irréalité.

Des passages d’humour noir ou absurde, comme des instants de respiration dans cette descente infernale, permettent au lecteur de souffler. Telle cette extravagante conférence sur l’euthanasie organisée à Rab en temps de guerre et que des petites vieilles, chez lesquelles « on ne sait pas où s’arrête la sénilité et où commence la rouerie », tentent de saboter avec l’appui du curé.

Passé et présent se confondent même. La proximité de Goli Otok, l’île-prison où Tito enfermait ses opposants, rappelle les horreurs d’autrefois et celles de la seconde guerre mondiale.

Le temps semble d’ailleurs aboli, comme ses quatre clochers de Rab qui ne sonnent jamais midi au même moment. Symbole du pessimisme absolu et intemporel qui habite l’auteur sur l’espèce humaine. Il reviendra sur cet aspect dans les dernières lignes du livre. « Minuit a commencé à sonner. Je pressens qu’il sonnera longtemps, car une ville qui a quatre midis a certainement encore davantage de minuits. Et un jour, ils nous avaleront, tous autant que nous sommes ».

Né en 1961, Zoran Ferić est l’auteur de romans et de nouvelles. Il a écrit trois romans et deux recueils de nouvelles. Il a reçu le prix Ksaver Sandor Gjalski en 2000 et le prix Jutarnji list en 2001.