Balkans : recherche aides à domicile en Allemagne, 24/7

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Elles travaillent 24h sur 24, souvent sans aucun contrat. Pour prendre soin de sa population vieillissante, l’Allemagne fait appel à des aides soignantes des Balkans, recrutées par des intermédiaires peu scrupuleux. Ce système bien rôdé se développe dans les failles d’une zone grise juridique qui favorise l’exploitation. Enquête.

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Par Marion Roussey

PxHere

Tous les trois mois, Marija [1] repart en Allemagne. Depuis quatre ans, cette jeune femme de 24 ans, originaire de Voïvodine, dans le nord de la Serbie, enchaîne les missions comme aide à domicile auprès de personnes âgées. Sa patiente actuelle vit dans un petit village près de Francfort-sur-le-Main. Ses enfants sont loin, elle ne peut plus accomplir seule les gestes du quotidien.

« Chaque jour, il faut l’aider à se lever, la laver, la porter au fauteuil roulant, préparer le repas, faire les courses et entretenir la maison », explique Marija. Pour communiquer avec elle, Marija a pris quelques cours d’allemand, de quoi « avoir les bases et comprendre l’essentiel ». Elle partage le domicile de la retraitée et doit se montrer disponible en permanence, y compris parfois la nuit, au cas où « Oma » aurait besoin de son aide.

Pour ce travail sans pause ni congés, Marija gagne 1600 € par mois. La famille la paie en espèces et prend en charge les allers-retours en bus vers la Serbie. L’emploi n’est pas déclaré. Marija n’a pas de contrat de travail. Elle effectue ses missions en alternance avec une autre collègue originaire de la même région qu’elle en Serbie. « Pendant trois mois, je suis en Allemagne, puis les trois mois suivants, ma binôme me remplace et je rentre en Serbie. »

Par tranche de trois mois

Ces périodes de trois mois par tranches de six sont la durée maximale autorisée aux citoyens serbes sans passeport européen ni permis de travail en Allemagne. Depuis la libéralisation des visas accordée par l’Union européenne en 2009 et 2010 aux pays des Balkans occidentaux, les Serbes, Bosniens, Monténégrins et Albanais peuvent entrer et circuler librement dans l’espace Schengen pour des séjours touristiques de moins de trois mois. À compter du 1er janvier 2024, l’assouplissement sera aussi valable pour les citoyens munis du passeport kosovar.

Ces dernières années, le nombre de travailleurs originaires de ces pays a explosé en Allemagne. Ils viennent combler un manque cruel de main-d’œuvre dans différents secteurs, notamment celui des soins. Avec une population vieillissante, plus de quatre millions d’Allemands nécessitent des soins. Parmi eux, 80 % les reçoivent à domicile. Ils bénéficient pour cela d’allocations allant de 300 à 900 euros par mois, en fonction de l’état de santé de la personne concernée.

Le manque de structures et de personnel ont fait émerger un important marché de soins 24h/24, en plein essor. Le site de comparaison en ligne « 24h-Pflege-Check » répertorie actuellement 870 agences en Allemagne, contre 28 en 2007. Certaines se sont spécialisées dans la main-d’œuvre d’Europe de l’Est, moins chère et plus flexible. « La différence de prix s’explique par le fait que les salaires moyens en Serbie sont nettement inférieurs à ceux de l’Allemagne », indique une agence sur son site.

Les aidants vivent généralement au domicile des patients. Le coût de leurs services varie de 2000 à 5000 euros par mois, selon le degré d’autonomie des patients et le niveau en langue de l’assistante. L’agence assure que ces services sont légaux, car les travailleurs sont majoritairement auto-entrepreneurs ou employés par le biais d’un prestataire serbe en tant que travailleurs détachés. Or dans la pratique, rares sont ceux qui ont un tel statut.

Quelque 133 000 soignants travaillant 24h/24 viendraient d’Europe de l’Est, selon une étude réalisée par le ministère de l’Immigration en 2021. Parmi eux, 90 % opèrent sans contrat ni permis de travail. La plupart sont originaires d’Ukraine, de Pologne et des pays des Balkans, attirés par les promesses d’un meilleur salaire que dans leur pays d’origine.

Ici, la situation économique est mauvaise. Il n’y a pas de travail, pas de perspectives. Tout le monde part.

Quand elle n’est pas à Francfort, Marija enchaîne les petits boulots en Serbie. Elle garde des enfants à Belgrade ou dans son village natal, près de la frontière roumaine. « Ici, la situation économique est mauvaise. Il n’y a pas de travail, pas de perspectives. Tout le monde s’en va », lâche-t-elle.

Marija a entendu parler de la possibilité de travailler en Allemagne par des amies et des voisines qui sont parties avant elle. Sa première mission, elle l’a trouvée en passant par un « agent intermédiaire » qui l’a mise en contact avec sa première patiente, près de Augsbourg, en Bavière. L’intermédiaire recevait directement le montant versé par la famille et prélevait une commission de 40 %. « J’ai touché 1050 € par mois et je n’ai reçu tout l’argent qu’à la fin », explique Marija qui a décidé de se passer d’intermédiaire et de se débrouiller seule.

Sur Facebook et Telegram, les annonces pour ce genre de missions sont légions. Elles sont postées quasi quotidiennement dans des groupes dédiés à la recherche d’emplois en Allemagne ou en Autriche. « Aide-soignante recherchée de toute urgence pour garder une grand-mère mobile, sans troubles mentaux, aux environs de Hanovre. Connaissances linguistiques de base, salaire 1600 €. Alternances de 3 mois », annonce l’un d’eux, dans un groupe suivi par 7500 membres. Nous avons contacté Anđela, l’auteure du post, en nous faisant passer pour une demandeuse d’emploi. Elle nous répond immédiatement et échange d’abord par écrit, posant deux questions préalables : « Quel est votre niveau d’allemand ? Avez-vous le permis de conduire ? »

Selon les réponses, la mission et le salaire proposés varient. La plupart des patients vivent dans des régions rurales ou en périphérie des villes. La voiture est indispensable pour travailler auprès d’eux. Anđela propose un autre poste, dans la banlieue de Munich. « La grand-mère marche un peu mais elle a besoin d’aide pour toutes les tâches quotidiennes », explique-t-elle. Le salaire est de 1000 € mensuel et la mission dure trois mois, sans contrat. Aucune connaissance en allemand n’est requise, ce qui explique selon elle le faible salaire. Anđela nous met ensuite en contact avec sa collègue, Ketrin, qui gère la logistique. Celle-ci se veut rassurante : « Des pauses sont prévues. Les enfants n’habitent pas loin. Ils pourront t’aider et même te montrer la ville », assure-t-elle avec un accent du sud de la Serbie.

Des filles comme toi, j’en ai déjà envoyé plus de 900 en Allemagne

Le transport est payé par la famille. Il se fait par l’intermédiaire de deux chauffeurs, avec qui Ketrin travaille régulièrement, « des gens de confiance » qui emmènent les femmes recrutées dans les Balkans via des mini-bus de six à huit places, directement jusqu’au domicile des patients en Allemagne. Sur les réseaux sociaux, les photos de ces transports privés abondent. On y voit des femmes de tous âges, un gros sac à leurs pieds, posant à côté du chauffeur.

Pour ce service, Ketrin demande un montant fixe de 200 € par mission de trois mois, que la candidate doit régler avant le départ. « C’est une offre à saisir, j’ai deux autres personnes intéressées, la première qui confirme obtient le job », précise-t-elle. L’entretien est expédié en une dizaine de minutes, sans aucune vérification des motivations, de l’expérience ou des compétences pour le poste. Ketrin a l’habitude. « Des filles comme toi, j’en ai déjà envoyé plus de 900 en Allemagne », assure-t-elle. Avant de raccrocher, elle insiste encore : « Je n’ai pas vu à quoi tu ressemblais, mais rien qu’en entendant ta voix, je te sens sérieuse et je suis sûre que tu feras une excellente negovateljica. »

Selon une note de travail pour le programme allemand « L’insertion par la qualification (IQ) », publiée en 2021, la grande majorité des aides à domicile étrangères n’ont aucune qualification ni même une quelconque formation pour effectuer ce genre de mission. Les conditions de travail nécessitent pourtant d’avoir un minimum de compétences et des reins solides. « Ces femmes se retrouvent souvent isolées et livrées à elles-mêmes », souligne Svenja Fischbach, chercheuse à l’Université slovène de Ljubljana.

« Peu d’informations leur sont généralement fournies sur le poste. Si la santé du patient se détériore ou s’il meurt brutalement, elles sont renvoyées chez elles, sans préavis », poursuit Svenja Fischbach. Sans compter le stress et les nombreuses difficultés auxquelles elles sont confrontées à cause du barrage de la langue et des tâches qu’elles doivent accomplir. Sur les groupes Facebook, certains commentaires font froid dans le dos. Une aide à domicile met en garde contre un employeur aux commentaires inappropriés. Une autre explique comment elle a dû abandonner le poste face à un patient « atteint de démence, avec des accès de violence, trop lourd à gérer ».

Certaines voient dans ces départs l’occasion d’échapper à un mauvais mariage ou le moyen d’assurer un meilleur niveau d’études à leurs enfants.

Pourtant, malgré les conditions difficiles, la plupart des aides à domicile persistent, enchaînant les missions et naviguant entre les deux pays. À terme, Marija aimerait rester vivre en Allemagne et obtenir des papiers. Elle met de l’argent de côté et continue les cours de langue pour pouvoir un jour entreprendre les démarches pour obtenir un visa.

« L’argent est souvent la première motivation invoquée », souligne Svenja Fischbach, qui a interviewé 18 aides-soignantes serbes âgées de 55 à 65 ans, dans le cadre d’un travail de recherche doctorale sur les conséquences sociales de la migration de soins vers l’Europe occidentale pour les femmes en Serbie. « Leurs enfants sont grands. Leurs parents sont parfois décédés. Elles n’ont plus personne à s’occuper au quotidien et sont souvent dans des situations précaires, suite par exemple à un licenciement, l’impossibilité de trouver un travail, une maigre retraite ou un emprunt à rembourser », explique-t-elle.

Pour nombre de ces femmes, ces missions sont perçues comme un moyen de s’émanciper, en partant seules, sans pression patriarcale. « Certaines gèrent leurs propres revenus pour la première fois de leur vie. D’autres voient dans ces départs l’occasion d’échapper à un mauvais mariage ou le moyen d’assurer un meilleur niveau d’études à leurs enfants », poursuit Svenja Fischbach.

Les stratégies d’une double vie

Après la pandémie et la crise énergétique, le coût de la vie a explosé en Serbie. L’inflation a atteint 16 % en janvier dernier, poussant de nouvelles personnes à partir, à la recherche de mécanismes de survie. Même si pour cela, elles doivent travailler dur et mener de front deux vies : en Allemagne et en Serbie. « Avant de partir, elles cuisinent et congèlent à l’avance une grande quantité de plats pour leur mari et leurs enfants. Cela fait partie des stratégies que ces femmes doivent mettre en place pour pouvoir exercer ces deux vies », explique Svenja Fischbach.

Selon la chercheuse, le vide créé par leur départ a de multiples répercussions sur leurs proches et ce sont souvent d’autres femmes qui prennent le relais et accomplissent les tâches ménagères pendant leur absence. « La fille aînée, une tante ou une cousine va par exemple venir s’occuper de la maison », explique-t-elle. Une industrie de l’exode comparable aux gastarbeiter yougoslaves des années 1960. Sauf qu’aujourd’hui, ce sont surtout les femmes qui partent, faisant souvent preuve d’une remarquable ingéniosité pour gérer leur double vie.

Malgré plusieurs tentatives de réguler le marché, notamment suite à une décision rendue en 2021 par le Tribunal fédéral du travail et l’émission d’une directive – non contraignante – définissant « les exigences à respecter pour garantir les droits des aidants étrangers vivant dans le ménage », ceux-ci continuent d’opérer dans une zone grise juridique. Et la tendance n’est pas prête de s’inverser.

D’ici 2035, 20 millions de personnes auront plus de 67 ans en Allemagne, selon l’Office fédéral de la Statistique, soit 20 % de plus qu’aujourd’hui. Anticipant de graves pénuries de personnel, Berlin prévoit de faire de plus en plus appel à des travailleurs étrangers. En juin dernier, le Bundestag a adopté une série de modifications de la législation visant à favoriser l’arrivée de la main-d’œuvre originaire de pays hors Union européenne. Le premier paquet de ces assouplissements est entré en vigueur le 18 novembre. Il facilite l’arrivée des ressortissants de l’Albanie, de la Bosnie-Herzégovine, du Kosovo, de la Macédoine du Nord, du Monténégro et de la Serbie. D’autres simplifications devraient entrer en vigueur le 1er mars 2024.

Cette enquête a été réalisée avec le soutien du Fonds Investigative Journalism for Europe (IJ4EU).

Notes

[1Le prénom de la personne a été modifié à sa demande pour préserver l’anonymat.

[2Le prénom de la personne a été modifié à sa demande pour préserver l’anonymat.