L’Allemagne compte sur les Balkans pour s’occuper de ses personnes âgées

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Personne ne sait vraiment combien elles sont, mais l’Allemagne vieillissante a plus que jamais besoin des femmes des Balkans pour prendre en charge sa population. Et tant pis si leur travail au noir s’apparente à de l’esclavage moderne : tout le monde sait, mais tout le monde ferme les yeux.

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Par Simon Rico

© pxfuel.com

(Avec Mašina) - L’Allemagne vieillit, plus vite encore que la moyenne de l’Union européenne. D’ici 2035, le nombre de personnes de plus de 67 ans – l’âge officiel de départ à la retraite – passera à 20 millions selon les calculs de l’Office fédéral de la statistique, soit quatre millions de plus qu’en 2020. Face à la pénurie massive de personnel, Berlin fait appel à des travailleurs étrangers, à commencer par des Balkaniques. Début avril, le gouvernement d’Olaf Scholz a d’ailleurs annoncé une modification de la législation, pour favoriser l’arrivée de la main-d’œuvre originaire de pays hors Union européenne. En misant sur des jeunes, bien formés, et parlant (un peu) allemand.

Les maisons de retraites allemandes font depuis plusieurs années appel à des agences pour recruter du personnel, surtout des aides soignantes et des infirmières. Avant la pandémie, l’Agence fédérale pour l’emploi en comptait officiellement plus de 50 000 personnes originaires des Balkans : des Bosnien.ne.s (19 600), des Serbes (13 600), des Kosovar.e.s (7200), des Albanais.es (5200), des Macédonien.ne.s 4100) et des Monténégrin.e.s (1000). Le business de ces intermédiaires semble particulièrement lucratif : certaines agences recevraient jusqu’à 15 000 euros par soignant pour recruter la perle rare.

L’histoire commence avec la fin des visas Schengen

En 2022, la sociologue serbe Tanja Višić a publié Peripheral Labour Mobilities : Elder Care Work between the Former Yougoslavia and Germany (Mobilités professionnelles en périphéries : l’aide à domicile entre l’ancienne Yougoslavie et l’Allemagne), un ouvrage fruit de plusieurs années de recherche auprès de soignantes venues des Balkans. En s’intéressant surtout à celles qui travaillent sans être déclarées.

La plupart des témoins sont des femmes de 30 à 59 ans, venues de Bosnie-Herzégovine et de Serbie. Tanja Višić a mené une véritable enquête anthropologique, basée sur l’observation participante, traversant les frontières avec elles, les suivant sur leurs lieux de travail. Le résultat, c’est la mise en lumière de l’exploitation de ces travailleuses précaires.

L’histoire commence avec la libéralisation des visas Schengen en 2009-2010 pour les pays des Balkans occidentaux, à l’exception du Kosovo, qui doit les rejoindre en 2024. Depuis, les ressortissants de ces États peuvent venir librement en Allemagne pour y séjourner durant 90 jours consécutifs... Et y travailler sans être déclaré.

Le secteur de l’aide à domicile use et abuse de ce système illégal pour faciliter la prise en charge des personnes âgées. La mécanique est bien huilée : une rotation de 90 jours est planifiée entre plusieurs travailleuses balkaniques afin d’assurer la continuité du service. Ces femmes n’ont donc aucune existence légale en Allemagne, où certaines œuvrent pourtant depuis plusieurs années. Difficile, en outre, de quantifier avec précision l’ampleur de ce travail invisible.

De l’esclavage moderne

L’aide à domicile s’apparente à une forme d’esclavage moderne pour les femmes des Balkans. On s’attend à ce qu’elles soient disponibles 24h sur 24, 7 jours sur 7 : sans contrat, rien n’encadre la durée hebdomadaire de leur emploi et encore moins les jours de congés. Pour celles qui travaillent dans de petites villes, les interactions sociales sont fort compliquées.

Tanja Višić les compare aux gastarbeiters yougoslaves des années 1960-70-80. En remarquant que c’était autrefois les hommes qui partaient et que le niveau de diplôme des femmes est aujourd’hui supérieur. Malgré la précarité de leurs emplois, elles font le choix de tenter leur chance en Allemagne pour plusieurs raisons : gagner plus d’argent afin de pouvoir soutenir leurs familles dans les Balkans, mais aussi gagner en liberté, en vivant seules, sans pression patriarcale. L’auteure insiste sur le fait que ces femmes refusent d’être considérées comme des victimes et qu’elles font preuve d’une remarquable ingéniosité pour lutter contre un système qui leur met bien souvent des bâtons dans les roues.

Au départ, les intermédiaires étaient des individus, qui, faisaient jouer leurs réseaux pour mettre en relations travailleuses balkaniques et employeurs allemands. Désormais, ce sont des agences qui s’en occupent, de manière plus ou moins transparente et plus ou moins légale. Ces agences se chargent du recrutement, mais aussi d’organiser le planning en rotation des employées, ainsi que le transport, les cours d’allemand et la paperasse administrative.

Tout le monde ferme les yeux

Aux frontières, la police est parfaitement au courant de la combine, véritable secret de polichinelle. Certaines agences n’hésitent pas à soudoyer les douaniers pour laisser passer leurs employées, si par mégarde celles-ci ont dépassé le délai de 90 jours pour rentrer dans leur pays. Mais le plus simple reste de demander aux travailleuses de détruire leurs passeports et éviter de s’attirer des ennuis. De nombreux fonctionnaires de l’état-civil ne sont pas dupes et savent très bien pourquoi tant de passeports passent malencontreusement dans la machine à laver...

Dans son étude, Tanja Višić met en avant plusieurs facteurs pour expliquer ce phénomène. La paupérisation des pays post-yougoslaves a bien sûr favorisé l’explosion du nombre de candidates pour ces postes précaires. La demande est aussi particulièrement forte en Allemagne du fait des lacunes du système de protection sociale : les aides sont trop basses pour les soins à domiciles, ce qui favorise le recours au travail au noir... Tout le monde est au courant, mais rien n’est fait pour y remédier.

Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.