Guerre en Ukraine (5/5) | « les principes du non-alignement nous manquent tragiquement »

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Au temps de la guerre froide, le Mouvement des non-alignés, dont la Yougoslavie était un pilier, a limité les tentations impérialistes agressives des États-Unis comme de l’URSS. Ses principes de résolution pacifique des conflits seraient plus nécessaires que jamais. Entretien.

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Traduit et adapté par Nikola Radić (article original)

Le « revolver noué », symbole de non-violence, devant le siège de l’ONU à New York.
© ONU / Mark Garten

Paul Stubbs est conseiller scientifique à l’Institut d’économie de Zagreb. Ses recherche portent sur la pauvreté, les inégalités et l’exclusion sociale, la réforme de la protection sociale, la responsabilité sociale des entreprises, le capital social, le réseautage et l’innovation. Il s’est également beaucoup intéressé au mouvement des non-alignés.

Novosti (N.) : Dans le monde d’aujourd’hui, à la lumière de la guerre en Ukraine, quel sens ont encore la modernité et l’héritage des non-alignés ?

Paul Stubbs (P.S.) : L’agression de la Russie en Ukraine montre à quel point le monde manque d’un mouvement des non-alignés fort et cohérent. Bien sûr, même au plus fort du mouvement dans les années 1970, il était plein de contradictions et souvent meilleur en théorie qu’en mise en pratique de sa rhétorique. Néanmoins, le Mouvement des non-alignés était une force morale très importante qui limitait les intentions impérialistes agressives des deux blocs de superpuissances. L’Union soviétique n’existe plus, tout comme le Pacte de Varsovie ou la Yougoslavie socialiste, et une grande partie des projets de décolonisation dans les pays du sud ont été menés à bien ou se sont évaporés. Dans le même temps, les principes d’autodétermination et de règlement pacifique des conflits, les piliers du non-alignement, sont plus nécessaires que jamais. L’autodétermination et la neutralité reposent sur la logique des États-nations, bien que cette logique découle autant des indépendances post-coloniales et de la construction de l’État que du nationalisme des Etats-nations westphaliens. Aucun de ces concepts n’a été pleinement institutionnalisé au sein de l’architecture de la gouvernance mondiale, pour une multitude de raisons. Les justifications de Poutine pour la guerre en Ukraine utilisent ironiquement un langage qui était jusqu’à présent celui de l’Occident, citant la « responsabilité de protéger ». Bien évidemment, sa propagande et ses mensonges ont également contribué à raviver la forme de fascisme exprimée dans les aspirations de la Russie, les États et peuples voisins étant considérés comme des objets de conquête à dominer plutôt que comme des partenaires de dialogue et de coexistence pacifique.

Le mouvement des non-alignés cherchait à créer une ère d’égalité dans les relations internationales fondée sur la souveraineté, l’indépendance, le droit à l’autodétermination et le respect de l’intégrité territoriale de chacun, la neutralité dans les affaires intérieures des autres États, le désarmement général et le règlement pacifique des différends conformément à la Charte des Nations Unies. Cette politique reposait sur l’héritage des luttes anti-impérialistes et anticoloniales, alors que nous sommes aujourd’hui confrontés à des formes nouvelles et de plus en plus terribles d’impérialisme et de néo-colonialisme.

N. : L’idée de justice sociale mondiale ou d’un nouvel ordre économique a disparu sous les coups du capitalisme néolibéral. Comment la restaurer ?

P.S. : Le nouvel ordre économique international a été une contribution très importante du mouvement des non-alignés dans la formulation d’une forme d’alternative progressiste au fondamentalisme du marché. Il s’agissait de proposer une réponse aux inégalités croissantes entre pays développés et pays en développement, principalement par la recherche de réformes radicales en termes de conditions de commerce et de prix des matières premières, ainsi que l’utilisation d’instruments financiers et d’innovations technologiques pour un développement plus égalitaire. Tito, par exemple, s’était engagé à créer un fonds mondial pour résoudre les problèmes des pays les moins développés. Le nouvel ordre économique international soulevait des questions sur le développement social équitable au niveau mondial et soutenait le droit des États à choisir leur propre système social et économique. La mesure dans laquelle le capitalisme mondial est perçu comme un système conflictuel à démanteler dans l’intérêt des « peuples sans rien » ou comme un système nécessitant une réforme à travers un nouveau contrat social mondial dans l’intérêt des pays développés et en développement est sujet de débats. Les idées de développement n’étaient pas significativement différentes de la combinaison yougoslave d’industrialisation rapide, de modernisation de l’agriculture et de développement guidé par des experts avec l’utilisation de nouvelles technologies. Dans le même temps, on encourageait l’apprentissage mutuel et la coopération entre les pays du sud.

Dans le contexte des sanctions imposées à la Russie, une attention beaucoup plus grande devrait être accordée à la réglementation de la finance internationale.

Le nouveau modèle socio-économique mondial devrait bien sûr traiter beaucoup plus des limites de notre planète et des formes de fiscalité et d’avantages sociaux mondiaux afin de s’éloigner de la logique mondiale constante du productivisme. Dans le contexte des sanctions imposées à la Russie, une attention beaucoup plus grande devrait être accordée à la réglementation de la finance internationale, des entreprises multinationales et, surtout, des mercenaires et des marchands d’armes. La tragédie est qu’il y a si peu d’appels pour un État-providence mondial.

N. : Plaider pour une coexistence active pacifique semble plus nécessaire que jamais. Un monde sans course aux armements et sans arme atomique, n’est-ce pas ce dont nous avons besoin, aussi utopique que cela puisse paraître ?

P.S. : Sûrement ! Certes, l’exigence du « désarmement universel et total » du mouvement des non-alignés n’a pas empêché certains États-membres de créer des programmes nucléaires, souvent en secret, malgré l’évident impératif moral du désarmement. En effet, les appels à une résolution pacifique du conflit coexistaient avec des pratiques de vente d’armes, non seulement aux mouvements de libération nationale mais aussi partout où l’on pouvait profiter du marché mondial de l’armement... Dans le même temps, le mouvement des non-alignés a été parmi les premiers à comprendre le danger de la croissance des arsenaux nucléaires, ainsi que la possibilité d’un « dividende de la paix », où l’argent dépensé pour la défense serait réorienté vers le développement social et économique.

N. : N’avons-nous pas aussi besoin d’une réforme de l’ONU, qui a perdu l’importance qu’elle avait à l’ère du non-alignement ?

P.S. : Au Sommet des non-alignés au Caire en 1964, Amilcar Cabral a décrit l’ONU comme un « géant aux mains liées » et sa réforme est devenue une priorité pour le mouvement. Beaucoup a été fait pour rendre les organes des Nations Unies tels que l’ECOSOC plus représentatifs, et la création d’organes tels que la CNUCED et l’ONUDI est devenue une impulsion importante pour les processus de planification du développement national dans les pays du sud, tandis que l’UNESCO a commencé à plaider en faveur de pratiques culturelles décoloniales. Dans le même temps, le Conseil de sécurité n’a jamais subi de réformes et le droit de veto est resté entre les mains des États les plus puissants, qui sont souvent les principaux agresseurs dans le monde. Plus important encore, le centre de la domination mondiale sur les processus économiques et sociaux est passé de l’ONU et de ses agences à la Banque mondiale, au FMI et à l’Organisation mondiale du commerce. Par conséquent, une réforme de la gouvernance mondiale, dans laquelle l’ONU et les acteurs non étatiques au sein de sa structure joueraient un rôle plus important, est plus nécessaire que jamais, mais en même temps moins probable. C’est peut-être secondaire, mais il y a beaucoup de discussions dans les médias sur le fait que de nombreux pays du Sud se sont abstenus lors de la première résolution de l’ONU sur l’Ukraine. Ces pays ont certainement le sentiment que la guerre en Ukraine ne les concerne pas, leur attitude peut découler de leur vieille loyauté envers l’URSS et de l’aide qu’ils en ont reçue après l’indépendance, mais cela peut aussi être compris comme un « signal de vie post-mortem » du non-alignement, un appel à se retirer du régime politique des superpuissances et à appliquer systématiquement le droit international.

N. : Les non-alignés nous rappellent la nécessité d’un système multipolaire et du multilatéralisme. N’est-ce pas la tâche la plus urgente dans une situation où nous sommes menacés par une nouvelle guerre froide ?

P.S. : Je ne sais pas si un monde dominé par plusieurs États, dont l’Inde et la Chine, engagés dans un combat pour l’hégémonie, serait plus favorable qu’un monde bipolaire où le non-alignement apparaitrait comme un contrepoids. Aujourd’hui, nous avons une realpolitik de la puissance qui, comme on le voit, est assez terrifiante.