1991, dernier été de la Yougoslavie (6/10) • Concert Yutel : le 28 juillet, Sarajevo voulait croire à la paix

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Le 28 juillet 1991, la télévision Yutel organise un Concert pour la paix, avec les meilleurs groupes de toute la Yougoslavie. Une foule énorme se rassemble au centre Zetra de Sarajevo, alors que les bruits de bottes se rapprochent... Souvenirs du « concert des perdants ».

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Par Aline Cateux

À Sarajevo, l’été 1991 est lourd d’inquiétudes. La guerre est encore loin mais la Yougoslavie n’existe déjà plus. La guerre est passée par la Slovénie, puis elle a gagné la Croatie. Les récits des copains, des cousins, les voyages annulés, les journaux, la télé... tout participe à cette angoisse croissante. Que va-t-il se passer ? Que va-t-il nous arriver ?

Au milieu de ces questions sans réponse, le mouvement pour la paix grandit dans toute la Yougoslavie, particulièrement en Bosnie-Herzégovine où personne ne veut de ce conflit, même si les élections de l’année précédente ont porté au pouvoir des partis ethno-nationalistes. Le « Concert pour la Paix » organisé par la télévision Yutel le 28 juillet 1991 dans le complexe sportif Zetra de Sarajevo représente le point d’orgue de ce mouvement anti-guerre qui allait être anéanti quelques mois plus tard.

Ces questions qui hantent toujours Željko, un Sarajévien proche de la cinquantaine exilé à Banja Luka depuis 1997 : « Personne ne détestait personne mais tout le monde a voté pour les fascistes, personne ne voulait de la guerre et regardez ce qui est arrivé… C’est pour cela qu’il est si important de se souvenir du mouvement pour la paix et du concert. On a quand même essayé de faire quelque chose, on a manifesté jusqu’au bout et, lors du concert Yutel, j’y ai vraiment cru... »

L’expérience Yutel

Yutel est un magazine quotidien d’actualités diffusé dans toute la Yougoslavie depuis octobre 1990. Après des mois de difficultés, c’est finalement la Télévision de Sarajevo (TVSA) qui a accepté d’accueillir ce programme voulu par le gouvernement fédéral du réformateur Ante Marković. Sa mission ? Tenter de défendre ce qui reste encore de la devise « Fraternité et Unité » dans une fédération qui n’existe déjà plus et où les ethno-nationalistes sont partout au pouvoir. L’équipe qui anime ce magazine d’actualités s’organise autour de Goran Milić, journaliste très populaire de la télévision de Belgrade, qui fait une tournée dans les républiques fédérées pour former l’équipe. Il rallie notamment au projet la journaliste serbe Gordana Suša, décédée en juin dernier, ainsi que le Bosnien Dževad Sabljaković.

Yutel cherche à analyser les événements qui se déroulent sur le territoire yougoslave, à formuler des opinions, des commentaires. Jour après jour, le programme va suivre l’explosion de la Yougoslavie. Il cesse d’émettre le 10 mai 1992, faute de cadres et d’argent, alors que le siège de Sarajevo a commencé.

Très rapidement, l’émission devient la cible du groupe des Nadrealisti qui pillent le programme pour en faire des parodies hilarantes. Tellement hilarantes et réalistes que la diffusion d’un reportage en Slovénie et l’interview du soldat Bahrudin Kaletović passe pour un sketch. Alors que le reporter lui demande ce qu’il fait là, le jeune homme hébété, à plat ventre dans une forêt slovène, l’air perdu sous son casque et sa tenue de camouflage, répond : « Eh ben, eux veulent faire sécession et nous bon, apparemment, on ne veut pas ». De fait, les appelés de l’Armée populaire yougoslave (JNA) ne savaient pas ce qui était en train de se passer, ne comprenaient pas pourquoi ils devaient se battre contre leurs camarades.

Le concert des perdants

À l’été 1991, Natalija Micunović, alors en post-doctorat aux États-Unis, rentre en Yougoslavie et passe quelques semaine à Sarajevo où vit une partie de sa famille. Elle se souvient d’une atmosphère de peur et d’interminables discussions sur des craintes très concrètes : « Qu’est-ce qu’on nous coupera en premier, l’eau, l’électricité ? ». Natalija se souvient également de ce moment de lutte pour la paix et du rôle de Yutel. « Derrière les présentateurs de Yutel, on pouvait voir tout le quartier d’Alipašino Polje, ces immenses immeubles de Novo Sarajevo en face de TVSA. Un soir, Gordana Suša a demandé à l’antenne que tous ceux qui étaient contre la guerre éteignent la lumière. En un claquement de doigts, tout le quartier a été plongé dans le noir. » Natalija se souvient aussi de l’ambiance formidable du concert auquel elle s’est rendue avec sa sœur. « Tout le monde était très motivé. Entre chaque groupe, on scandait des slogans contre la guerre, pour la paix. »

Dževad Sabljaković se souvient lui aussi de l’intensité du mouvement contre la guerre et de ce slogan scandé tout au long du concert : « Être ici, c’est être du bon côté ». De Plavi Orkestar à Crvena Jabuka en passant par Dino Merlin, Rade Šerberdžija et Abdullah Sidran, toute la Yougoslavie était unie sur la scène dans le refus de la haine, de la violence et de la boucherie déjà en route. Ce fut un moment si fort, que beaucoup crurent que le concert et le mouvement pour la paix allaient réussir à inverser le cours de l’histoire, à arrêter la violence qui s’étendait. Hélas, le concert n’a été retransmis nulle part, les chaînes nationales des différentes républiques ayant toutes refusé de le diffuser, sauf en Macédoine en en Bosnie-Herzégovine.

Dževad Sabljaković se rappelle aussi de la tournée « Yutel za mir » dans toute la Bosnie-Herzégovine et du public toujours aussi fourni, à Travnik, Banja Luka ou bien Prijedor, au début de l’année 1992, quelques semaines à peine avant le début du massacre.

Le 28 juin 1991, à Zetra, le journaliste de Yutel Zekeriah Smajić fit monter sur scène une adolescente de Tuzla. La jeune fille avait recueilli 11 586 signatures contre la guerre. À 45 prêts, c’est le nombre de Sarajéviens qui moururent durant les quatre années du siège de leur ville.


Cet article est publié avec le soutien du ministère français de la Culture.