Par J. Andevska
Cela fait 30 ans que la Yougoslavie n’existe plus. Le 25 juin 1991 est une date gravée dans la mémoire de tous les Yougoslaves, où qu’ils se trouvent aujourd’hui dans le monde. Ce funeste anniversaire est pour moi l’occasion de partir à la recherche des enfants de la diaspora avec qui j’ai grandi à Paris et de replonger dans nos souvenirs de ce fameux été où, jeunes lycéens ou étudiants, nous nous sommes retrouvés les spectateurs incrédules du début d’une guerre que nous pensions impossible. Comment mes amis ont-ils réagi le 25 juin 1991, en regardant les images du journal télévisé de 20h ? Quel regard portent-ils sur l’évolution des pays issus de la désintégration yougoslave ?
Juin 2021. Les bars et restaurants ont finalement rouvert, le soleil brille sur Paris, la vie reprend son cours. L’occasion de sortir prendre un verre avec des amis que l’on n’a pas vu depuis des mois, pandémie oblige. Nous voilà donc, Boban, Silvana, Milan et moi (tous des enfants issus de l’immigration yougoslave) assis à une terrasse de café à savourer une bière pour fêter nos retrouvailles et se souvenir de nos 20 ans, de nos années lycée.
L’Euro approche, nous parlons foot évidemment, de la première participation de la sélection macédonienne à la compétition, et nous glissons sur le souvenir de la victoire de l’Étoile rouge de Belgrade face à l’Olympique de Marseille, en 1991, lors de la coupe d’Europe des clubs champions. Un événement que nous avions tous célébré, fiers comme des papes d’être des « Yougos » et de soutenir le meilleur club européen d’alors. Le lendemain, tous mes amis sont venus au lycée avec les maillots et les écharpes de l’Étoile rouge pour faire rager nos copains français. Un brin de nostalgie me submerge à cette évocation.
Puis, inéluctablement, nous évoquons le début de la guerre. « J’étais dans le déni, incrédule de ce que je voyais à la télé : c’est un trou noir, ce que j’ai ressenti à ce moment-là. Je me rappelle juste de mon père qui commentait. ‘La JNA (ndt : Armée populaire yougoslave) va tout régler rapidement : c’est une tentative de putsch, mais ils n’y arriveront pas. La Yougoslavie est solide’. Mon père avait foi en cette armée au sein de laquelle il avait servi. Impossible d’imaginer que cela allait virer au cauchemar », se rappelle Silvana.
Boban enchaîne sur sa principale angoisse lorsque tout a démarré : « J’avais peur de partir pour les vacances cet été-là, car j’avais l’âge où je pouvais me faire mobiliser. Quand on appelait la famille à Vranje pour prendre des nouvelles et réfléchir à ce qu’on allait faire, tous nous disaient de ne pas venir, que les jeunes de 18-20 ans étaient mobilisés de force. Je ne voulais pas me retrouver enrôlé par l’armée, partir faire une guerre que je ne comprenais pas, que je ne cautionnais pas ». Milan, lui, se souvient de ce « sentiment d’angoisse ». « Il était évident qu’avec la résurgence des nationalismes, la dislocation allait être violente, puisque toutes les communautés vivaient ensemble ».
Je me rappelle bien de ce 25 juin : je passais mon épreuve de langue macédonienne au baccalauréat. Dans la salle d’examen, juste avant de débuter, une équipe de France 3 enregistrait un reportage sur les « langues rares choisies aux épreuves du baccalauréat » : quelques questions à la professeure examinatrice, un plan large sur les élèves et hop, c’était dans la boîte. En rentrant chez moi, je raconte cette anecdote à mes parents, nous allumons la télé pour voir le reportage et là le choc : le JT démarre avec les images des proclamations d’indépendance de la Croatie et de la Slovénie, avec les premières barricades et les premières échauffourées. J’ai fondu en larmes. Mes parents regardent le poste télé totalement sonnés, refusant de croire ce qu’ils voyaient : l’explosion d’un pays qu’ils croyaient indestructible.
Et les vacances dans tout ça ? Mes parents prirent le risque de partir en voiture sans savoir ce qui pourrait se passer, tant la situation sur place évoluait de jour en jour. Par prudence, mon père opta au dernier moment pour un passage par la Hongrie (la première fois de sa vie qu’il ne traversait pas la Yougoslavie d’Ouest en Est). Il ne connaissait pas cet itinéraire et il avait pris une carte pour se repérer. Nous avons finalement eu un accident à trois kilomètres de la frontière yougoslave.
À l’époque, on était tous des ’Yougos’, c’est la désintégration de la Yougoslavie qui nous a ’étiquetés’ serbe, bosniaque, monténégrin, macédonien.
« Nous, on n’a pas pris le risque d’y aller », se rappelle Boban. « Nous étions partis seuls en avion, car nos parents étaient coincés au travail tout l’été », continue Silvana. « Quand je pense qu’un an plus tôt, nous avions fait le mythique trajet en train ‘bakam u savičaju’, avec les gosses de toutes la diaspora yougo qui partaient en vacances, durant le Mondial 90 où la sélection yougoslave faisait un parcours remarquable : non vraiment, je ne voulais pas imaginer que tout cela était mort ».
Et Boban de constater : « On arrivait à la frontière slovène et on se disait ‘Ça y est on est à la maison’. Aujourd’hui, l’Europe n’a plus de frontières, alors que nous on nous en a rajouté. C’est le monde à l’envers et c’est triste ». Milan enchaîne : « Dans bien des domaines, le principe même de l’Union européenne (UE) ressemble à la Yougoslavie créée en 1945 par Tito. Il y avait une présidence tournante comme l’UE aujourd’hui. Les républiques yougoslaves fonctionnaient comme les États européens : aucune barrière économique ou douanière, cohésion des politiques sociales, juridiques, économiques, de santé, une monnaie unique, etc. D’ailleurs, les responsables politiques à Bruxelles sont des ’commissaires’ comme dans la rhétorique communiste ».
On évoque également les amis de l’époque. Nous avons plus ou moins perdu les liens qui nous unissaient à ceux qui ont « virés trop nationalistes », nous avons gardé des contacts avec ceux qui continuent d’avoir cet esprit « yougo ». Car oui, l’esprit yougoslave demeure au fond de nous : un esprit de fraternité, celui que symbolisait ce pays qui, certes, était loin d’être idéal mais qui défendait quelque chose. « À l’époque, on était tous des ’Yougos’, c’est la désintégration de la Yougoslavie qui nous a ’étiquetés’ serbe, bosniaque, monténégrin, macédonien. Il n’y a que les Croates qui ont toujours eu tendance à mettre en avant leur origine, les autres on s’en fichait », commente Boban. « C’est vrai, l’important, c’était le respect et la fraternité », confirme Silvana. « Aujourd’hui, je ne sais plus comment me définir : je suis serbe, mais au fond je me sens yougoslave. Va expliquer ça à un jeune qui n’a jamais entendu parler de ce pays », constate Boban. Silvana et moi acquiesçons.
En rentrant de discothèque, on apprenait que des villages pas loin de chez nous étaient en train de brûler.
Portée par cette envie de retrouver certains amis perdus de vue, je pianote sur mon clavier et retrouve Jacqueline, dont le père était Serbe et la mère Croate. Le rendez-vous est pris pour nos retrouvailles, après plus de vingt ans ! « À l’été 1991, on passait nos vacances en Croatie dans la famille de ma mère. Je me rappelle qu’en rentrant de discothèque, on apprenait par ma tante que pas loin de chez nous, dans la région de Zadar, des villages étaient en train de brûler », évoque-t-elle. « On était jeunes et on ne comprenait pas ce qui arrivait : notre pays était en train de basculer et les peuples qui le constituaient ne s’entendaient plus », poursuit-elle.
« Dans ma famille, on avait beaucoup de couples mixtes, mais nous n’avons jamais ressenti de tensions à l’encontre de ‘l’autre’. Personne ne se souciait des origines de chacun. Tu étais un membre de la famille, c’est tout ce qui importait », précise Jacqueline. « Ma famille de Croatie n’a jamais ressenti de la haine envers les Serbes et idem pour celle de Serbie envers les Croates. » Elle se rappelle aussi que lorsque la mobilisation des jeunes a commencé, la majorité de ses cousins - en Croatie comme en Serbie - se sont cachés et n’ont pas voulu partir « faire une guerre qui n’était pas la leur ». Revenue en France, elle se souvient surtout de l’image négative que véhiculaient les médias, et de l’agacement de toujours devoir « justifier » ses origines serbo-croates.
Lors de ces discussions, mes amis évoquent l’hypothèse d’un « coup de pouce » occidental pour faire éclater la Yougoslavie, « une manipulation pour affaiblir le pays et mieux contrôler les États qui lui succèderaient », estime Jacqueline. Pour Milan, « nous avons été trompés par l’Occident, qui aurait pu, afin d’éviter la dislocation et la guerre, intégrer la Yougoslavie au sein de l’Union européenne car, à l’époque, le pays était plus viable économiquement que la Roumanie et la Bulgarie. Au lieu de laisser l’Allemagne et les États-Unis découper le pays, Bruxelles aurait pu jouer la carte de l’intégration, ce qui aurait peut-être calmé les velléités nationalistes », conclut-il.
Trente ans se sont écoulés, tant de morts, tant de vies détruites, tant de haine et de divisions. Quel gâchis. Nous constatons avec la même amertume que les pays issus de la désintégration yougoslave n’ont pas forcément évolué dans le bon sens. Les idées nationalistes sont toujours présentes, les disparités sociales se creusent, le sentiment d’insécurité grandit, les systèmes de santé prennent l’eau et l’exode des populations s’accélère. Jacqueline souligne le paradoxe de la désintégration yougoslave. « On a détruit un pays où tous les peuples vivaient en harmonie, on nous a obligés à nous éloigner les uns des autres. Et au final, les États issus de la Yougoslavie coopèrent aujourd’hui entre eux sur le plan économique. Tu vas en vacances en Croatie et dans les bars, les restaurants et les hôtels, les employés sont bosniens, macédoniens et serbes. On écoute tous les mêmes chanteurs, on soutient les équipes de foot des voisins quand elles se qualifient. Bref, on reconstruit ce qui a été détruit. » Un constat que nous faisons tous : les nouvelles générations recréent d’autres formes d’échanges et de partages. Nous gardons donc espoir : qui sait, une fraternité s’instaurera peut-être de nouveau parmi les peuples des Slaves du Sud ?
Cet article est publié avec le soutien du ministère français de la Culture.