1991, le dernier été de la Yougoslavie (2/10) • Eurobasket, ultime victoire collective avant la guerre

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C’était le 29 juin 1991, la Yougoslavie socialiste remportait le dernier titre sportif de son histoire grâce à sa phénoménale équipe de basket, victorieuse de l’Italie à Rome. Quelques jours plus tôt, le Slovène Jure Zdovc avait dû partir en larmes tandis que l’Armée populaire lançait un assaut qui allait bientôt s’achever en fiasco. Ni le basket ni le football ne pouvaient à eux seuls sauver une nation en perdition...

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Par Loïc Trégourès

En 1991, l’équipe yougoslave remportait son 5ème titre de championne d’Europe de basket
© Facebook / Yugoslavia basketball team 1989

Il y a quelques années, Gigi Riva a écrit Le dernier penalty, un essai nappé de nostalgie et de romantisme dans lequel le journaliste italien se demande ce qui se serait produit si Faruk Hadžibegić n’avait pas manqué son tir au but contre l’Argentine et si la Yougoslavie avait remporté le Mondial 1990. L’ancien reporter de guerre y fait le rêve d’un sursaut d’appartenance à l’État commun, au moment même où tout son appareil politico-institutionnel est en train d’imploser.

Peut-être qu’une partie de la réponse a été donnée avec des athlètes plus grands et un ballon plus gros. Beaucoup de gens connaissent, notamment grâce au superbe documentaire Once Brothers (ou Frères de sang en VF), l’histoire de la célébration gâchée du troisième titre mondial de basket yougoslave sur le parquet de Buenos Aires en 1990. Les deux figures emblématiques de cette équipe dorée, le Serbe Vlade Divac et le Croate Dražen Petrović, se brouillaient en direct pour une histoire de spectateur imbécile et de drapeau (à damier rouge et blanc) jeté à terre. Les deux hommes n’auront pas le temps de se réconcilier : Dražen Petrović s’est tué en Allemagne dans un accident de la route trois ans plus tard.

https://youtu.be/PKVBz5nFKJE

On voit là toute l’ambivalence d’un succès sportif dans une discipline extrêmement populaire, de joueurs profondément yougoslaves, mais dont les exploits sont devenus largement inopérants sur le plan identitaire. Autant vider à la petite cuiller un océan de discours nationalistes. Parce que le sport est éminemment politique et identitaire, il y a souvent l’idée que l’observation de ce qui se jouait entre les athlètes yougoslaves était un signe avant-coureur de la guerre qui allait ravager le pays. Il est vrai que les acteurs de la bataille de Maksimir, le 13 mai 1990 lors du match entre les rivaux du Dinamo Zagreb et de l’Étoile rouge de Belgrade, se sont fait fort d’avaliser cette légende. Pourtant, l’idée est fausse, et pour deux raisons.

Les larmes du Slovène Jure Zdovc

D’une part, c’est une erreur d’analyse funeste que de lier la fin de la Yougoslavie à sa fin dans la guerre. Les deux processus doivent être dissociés. D’autre part, ce n’est pas le moindre des paradoxes que de faire des terrains de sport l’antichambre de la guerre alors que les sélections yougoslaves étaient les ultimes représentantes sincères d’un pays en train de foutre le camp.

De ce point de vue, nul destin n’est plus tragique que celui de Jure Zdovc. Les amateurs de basket français se souviennent sans doute de ce très bon meneur, joueur peu spectaculaire mais intelligent et fiable, avec qui Limoges a remporté l’Euroligue de basket en 1993. Mais qui se souvient du dilemme qu’il a dû affronter deux ans plus tôt, avec la sélection yougoslave lors du championnat d’Europe 1991 à Rome ?

C’était à la fin du mois de juin, alors même que la Slovénie et la Croatie avaient annoncé qu’elles proclameraient leurs indépendances respectives le 25. Les Yougoslaves, sans Dražen Petrović mais avec les stars Vlade Divac, Toni Kukoč, Žarko Paspalj, Aleksandar Đorđević et Dino Rađa, entraînés par le légendaire Dušan Ivković, sont les grandissimes favoris d’un tournoi qu’ils remportent sans trembler. Jure Zdovc, le seul Slovène de l’équipe, tremble. Comme tous ses partenaires, il n’a de cesse de répéter dans la presse qu’il ne fait pas de politique et qu’il souhaite que les choses rentrent dans l’ordre. Dans les rédactions occidentales, on commence à s’interroger sur ce qui se passe sans comprendre grand-chose. Et Vlade Divac, est-il serbe ou croate ? Et Toni Kukoč ?

Puis, quand les Slovènes proclament l’indépendance le 25 juin et que l’armée yougoslave se met en mouvement, provoquant les premiers morts d’un conflit dont on n’imagine pas encore l’ampleur, Jure Zdovc est sommé de choisir son camp par le gouvernement slovène. S’il reste avec ses coéquipiers, il sera considéré comme un traître et ne devra pas espérer rentrer chez lui comme si de rien n’était. Alors il frappe à la porte de la chambre de Dušan Ivković et lui annonce, en larmes, qu’il doit rentrer à Ljubljana. Il ne jouera pas la demi-finale contre la France de Jim Bilba et Richard Dacoury, ni la finale du 29 juin, remportée sans difficulté contre l’Italie, hôte de la compétition. Une victoire sans fard ni effusion quand non loin de là au même moment, les combats s’intensifient entre les Slovènes et l’Armée populaire yougoslave.

Et si la Yougoslavie avait joué lors des JO de 1992 ?

Cet euro de basket 1991, ce fut en quelque sorte la dernière danse avant que le rideau ne tombe définitivement sur une génération yougoslave dorée qui, en basket comme en football, avait encore tant à donner. Les Slovènes et les Croates se retirèrent des sélections à la mi-1991. Les autres poursuivirent l’aventure jusqu’au début de la guerre en Bosnie. Au printemps 1992, les larmes d’Ivica Osim, renonçant à sa tâche de sélectionneur de la Yougoslavie alors que les forces serbes débutent le siège de Sarajevo, firent écho à celles de Jure Zdovc.

Moins d’un an entre une équipe de Yougoslavie de basket unie et championne d’Europe et une équipe de Yougoslavie de football réduite à ses Serbes et Monténégrins (à l’exception du Bosnien Fahrudin Omerović et du Slovène Džoni Novak), exclue de l’Euro 1992 par une résolution des Nations-unies que la France vota, tout en se dissociant de la partie sur les sanctions sportives. Avant cela, le Partizan Belgrade avait encore eu le temps de remporter l’Euroligue de basket 1992. Puis, ces sanctions empêcheront Vlade Divac d’aller aux Jeux de Barcelone, laissant la toute jeune Croatie indépendante de Dražen Petrović et Toni Kukoč aller chercher la médaille d’argent face à l’intouchable Dream Team américaine.

Cela va faire bientôt 30 ans que les amateurs de basket se demandent ce qui se serait produit si Michael Jordan, Charles Barkley, Magic Johnson et leurs coéquipiers avaient pu affronter la Yougoslavie lors des JO de Barcelone. Impossible toutefois d’en tirer une quelconque considération politique et la nostalgie reste purement sportive. Aucun titre de champion du monde, aucun titre olympique, ne peut se substituer à un processus politique, ni ne peut sauver un pays d’une désagrégation en marche. C’est surestimer le pouvoir du sport que de croire l’inverse.

L’héritage sportif yougoslave se porte bien

Le 30 juin 2005, quatorze ans presque jour pour jour après son départ forcé de Rome pour rentrer en Slovénie, Jure Zdovc organisait son jubilé à Ljubljana en jouant une mi-temps pour chacune des deux équipes composées des meilleurs joueurs européens venus lui rendre hommage. Dans l’équipe blanche conduite par Dušan Ivković , la plupart de ses coéquipiers de 1991, mais aussi le Français Richard Dacoury. À la fin de la rencontre, son ancien coach lui remit sa médaille de champion d’Europe 1991, la douzième breloque restée sans cou autour duquel s’accrocher sur le podium de Rome. Amer souvenir d’un début d’été 1991 où s’achevait dans la victoire, comme cela avait déjà été le cas quelques semaines plus pour les footballeurs de l’Étoile Rouge de Belgrade en Coupe d’Europe des clubs champions, l’existence du sport authentiquement yougoslave.

Trente après, reste l’héritage de ces champions et du modèle de formation initié à l’époque socialiste, cette phénoménale capacité à former des champions de rang mondial avec peu de moyens. Si les athlètes des pays issus de la Yougoslavie ne concourent plus sous un même maillot, il demeure entre eux un indéfectible lien qui les unit et les fait se sentir proches les uns des autres. C’était encore vrai dans le village olympique de Rio en 2016, c’est tout aussi vrai avec les basketteurs ex-yougoslaves qui, plus que jamais, brillent sur les parquets de NBA. Par-delà la politique et l’histoire, pour ces athlètes, il reste les souvenirs partagés et les amitiés forgées sur les terrains.


Cet article est publié avec le soutien du ministère français de la Culture.