Blog • Roumanie : des narodniki aux coryphées du populisme postcommuniste

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La question que l’on peut se poser une fois arrivé au bout du livre de Robert Adam Deux siècles de populisme roumain [1] est la suivante : quel gouvernement, quel mouvement politique d’une quelconque envergure au cours de ces deux derniers siècles n’a pas été populiste en Roumanie ? La simple existence d’une telle interrogation montre la difficulté à définir le populisme.

De ce point de vue, la présentation, dès les premières pages du livre, dans des termes clairs et en s’appuyant sur une bibliographie conséquente, des multiples acceptions de cette notion est plus que bien venue. Elle est reprise tout au long du livre chaque fois que le recours au « populisme » pour désigner des réalités historiques et politiques fort diverses risque de contrarier le lecteur.

Deux siècles, cela veut dire de la révolution de Tudor Vladimirescu de 1821 à nos jours. Le régime communiste peut-il être qualifié aussi de populiste ? « Parler de populisme et même de national-populisme dans la Roumanie communiste serait risqué » puisque depuis le « gouvernement de Groza mis en place par les Soviétiques en 1945 » jusqu’à décembre 1989 le régime « s’est revendiqué de manière ininterrompue du marxisme orthodoxe (p. 216), écrit l’auteur en essayant de justifier le passage des populismes de l’entre-deux-guerres à ceux de l’après-décembre 1989. Mais, dans ce cas, la période étudiée serait plus brève de presque un demi-siècle par rapport à celle annoncée dans le titre. En réalité, la période Ceauşescu est omniprésente dans l’examen des populismes postcommunistes en Roumanie. Cette période constitue, précise-t-il, « la matrice du national-populisme qui allait se manifester après la chute du communisme » (p. 216). Un régime, quel qu’il soit, ne saurait être défini seulement à partir de la manière dont se revendiquent ses promoteurs et exécutants : c’est la principale objection que nous pouvons faire à la démarche de l’auteur [2]. Le phénomène dit national-communiste dans la Roumanie des années 1970-1980 n’est pas seulement la conséquence d’une interprétation particulière du marxisme-léninisme, de la volonté d’un homme et de son entourage. Il est indissociable de la façon dont une telle interprétation, de telles décisions ont été répercutées (reformulées, détournées, réappropriées, etc.) par des pans entiers de la société roumaine. Comment expliquer l’impact du « national-communisme » et les traces qu’il a laissées jusqu’à nos jours sans prendre en compte cet aspect ?

Le refus de voir l’empreinte du populisme dans la politique menée pendant la période « héroïque », stalinienne, comme, pour des raisons pas toujours du même ordre, dans la dérive qui a suivi une courte période d’accalmie découle de la définition du régime communiste comme totalitaire. Totalitaire, et point à la ligne, donc au-dessus d’une catégorie politique comme le « populisme ». Le communisme en Roumanie fait ainsi figure d’exception, d’aberration, et il en va de même pour le fascisme roumain, c’est-à-dire le mouvement légionnaire, à ceci près que ce dernier est présenté à la lumière de « ses couleurs spécifiques » (p. 159) [3]. Les points communs entre le « totalitarisme rouge » et le « totalitarisme brun, en l’occurrence vert » (p. 178), la couleur fétiche des légionnaires de la Garde de fer, ne manquent sans doute pas, mais, en rester là, c’est risquer de ne pas expliquer grand-chose dans un cas comme dans l’autre.

Constantin Dobrogeanu-Gherea et Constantin Stere

En laissant de côté cette objection de fond, les arguments de l’auteur quand il présente le populisme surgi après décembre 1989, avec notamment le Parti România mare, comme une reprise de la thématique des années Ceauşescu plutôt que de l’extrême droite de l’entre-deux-guerres est édifiante, et il en va de même des arguments prouvant l’impact marginal sur le plan strictement politique de ses avatars de nos jours (pp. 275-288).

Fin observateur de l’actualité roumaine, Robert Adam ponctue avec précision dans la dernière partie de son livre les principales mutations, souvent déconcertantes dans l’absence d’une vision d’ensemble, qui ont eu lieu sur l’échiquier politique dans les années qui ont suivi l’implosion du régime communiste. Cependant, ce sont les chapitres couvrant le premier des deux siècles indiqués dans le titre qui m’ont semblés particulièrement intéressants. Je pense surtout au portrait intellectuel et moral des deux figures tutélaires du populisme de gauche dressé par R. Adam dans des termes parfois émouvants : Constantin Dobrogeanu-Gherea, né Solomon Katz (1855-1920) et Constantin Stere (1865-1936). Venus de l’Est, les deux étaient aguerris dans les combats contre le tsarisme. A quelques rares exceptions près, ni l’un ni l’autre n’aura eu droit toujours à un traitement équitable dans l’historiographie roumaine.

« Le nom de Gherea est dérivé du mot gher qui signifie « étranger » en hébreu et en yiddish (p. 28). Il évoluera vers le socialisme : « Le contact avec les socialistes roumains, pas très nombreux mais très actifs, l’ont définitivement sorti de la voie bakouninienne » [4], écrit R. Adam. Kautsky et Trotski lui ont rendu hommage en raison du rôle éminent qu’il a joué au sein de la social-démocratie roumaine au même titre qu’un Christian Rakovski. Il s’imposera comme critique littéraire et comme sociologue. Son traité sur le nouveau servage, Neoiobăgia : studiu economico-sociologic al problemei noastre agrare, paraît en 1910. S’il n’a pas connu la circulation internationale qu’il méritait, ce livre a eu un impact considérable en Roumanie.

Sur le plan politique, Constantin Stere prendra, lui, ses distances progressivement vis-à-vis des socialistes. Député du Parti libéral, mais sur des positions de gauche, recteur de l’Université de Iaşi, cet ancien révolutionnaire déporté en Sibérie jouera un rôle clef dans la sortie d’Empire de la Bessarabie en 1918 avant d’élaborer le programme du Parti paysan. Isolé en raison de ses positions contre le courant, exclu du rang des agrariens, il finira sa vie en « paria politique » (p. 29). Promoteur assidu de la démocratie rurale dans les colonnes de Viaţa Românească, « une des quatre ou cinq meilleures publications roumaines de tous les temps » (p. 30), il est avant tout le fondateur du courant politique et littéraire connu sous le nom de poporanism. Pour « peuple » on a en roumain popor, du latin populus, et plus rarement, par le passé surtout, norod du slave narodû. Le poporanism, insiste R. Adam, est « un produit idéologique roumain par excellence, même si le nom donné par Stere provient du mot russe narodnik auquel on a ajouté le suffixe -ism » (p. 52).

« Qu’est-ce qui les a déterminés de rester fidèles au peuple, c’est-à-dire à ceux d’en bas ? »

Né dans une famille de commerçants en Ukraine, Gherea a fini par bien se débrouiller dans ses affaires en Roumanie, tandis que Stere, fils d’un latifundiaire, a hérité de ses terres en Bessarabie qu’il a administrées avec succès, fait remarquer R. Adam. « Qu’est-ce qui les motivait pour faire l’expérience de la pauvreté qui a déshumanisé tant d’autres ? Qu’est-ce qui les a déterminés de rester fidèles au peuple, c’est-à-dire à ceux d’en bas ? », se demande R. Adam qui suggère : « un complexe d’infériorité, la gêne ardente, la nausée sartrienne de vivre dans l’aisance et la paresse sur le dos des autres, nombreux et anonymes… » (p. 29). Même lorsque l’on ne partage pas cette explication psychologisante, le fait qu’une telle interrogation n’ait rien de choquant en Roumanie est significatif. Sans être unique, le cas de ces deux illustres représentants du populisme demeure assez exceptionnel dans le paysage politique roumain et le contraste avec les coryphées du populisme postcommuniste n’est que plus frappant.

L’intérêt manifesté par un auteur sur des positions libérales comme R. Adam, qui ne saurait être suspecté de sympathies socialistes, pour ces deux « navigateurs aux idées de gauche » (p. 65) dans les zones troubles du populisme suggère aussi autre chose : par certains côtés, la période qui précède la Grande Roumanie a constitué un terrain plus propice à l’essor d’un certain pluralisme politique au sein de la gauche tout au moins [5]. Certes, après la Grande Guerre, le ballet entre le Parti conservateur et le Parti libéral qui se succédaient au gouvernement sous l’œil bienveillant du roi a pris fin, le vote universel (sauf pour les femmes) a été légiféré et la réforme agraire a eu lieu. Mais la « Grande Roumanie » sera confrontée à de nouveaux problèmes, parfois insolubles, qui vont plomber la vie politique. A plusieurs reprises, R. Adam caractérise la situation critique propre à l’entre-deux-guerres dans des termes suggestifs. « Se sentant vulnérables, les gouvernements, indépendamment de leur couleur politique, recourent fréquemment à l’instauration de l’état de siège. C’est un des signes les plus clairs de la fragilité de la démocratie roumaine » (p. 144), écrit-il par exemple. La focalisation excessive après décembre 1989 sur cette période très marquée à droite dont les « héros » sont portés aux nues par certains et voués aux gémonies par d’autres n’a pu mener qu’à une impasse. La redécouverte de certains aspects de la période précédente pourrait favoriser un rapport plus équilibré des Roumains avec leur passé. Ce serait une raison suffisante pour estimer comme stimulante la valorisation de personnages comme Gherea et Stere.

1821 : l’irruption du norod/popor sur la scène politique roumaine

Comme nous l’avons vu plus haut, le moment Tudor Vladimirescu inaugure l’histoire du populisme reconstituée par R. Adam. Personnellement, j’ai été longtemps intrigué par la fin dramatique pour les uns, peu glorieuse pour d’autres, de ce personnage emblématique à cause de son refus de poursuivre, avec Alexandre Ypsilantis, qui était à la tête de l’Hétairie, le combat contre les Ottomans. L’étude de l’historien Nicolae Iorga consacrée à l’homme qui a organisée l’assassinat/exécution de Tudor Vladimirescu m’a permis de voir plus clair. Giorgakis Olympios, qui provenait d’une famille d’armatoles aroumains de Vlaholivadia, Thessalie, avait agi non pas tant pour des raisons nationales qu’en accord avec les normes de l’époque puisqu’il avait prêté serment à la même organisation secrète que Tudor Vladimirescu et Ypsilantis. D’ailleurs, auparavant, ce même Giorgakis Olympios avait combattu les Turcs aux côtés des Serbes de Karageorges [6]. L’objectif de l’Hétairie était d’ordre tansnational, il s’inscrivait dans la révolte contre l’autocratie ottomane inspirée par les valeurs de la Révolution française. Cette dernière avait déjà un fervent partisan, poète et martyr en la personne de Rigas Velestinlis (1757-1798). Issu lui aussi d’une famille aroumaine de Thessalie, il avait traduit des fragments de la Constitution française et composé l’hymne de l’insurrection avant d’être executé à Belgrade par les autorités ottomanes pour conspiration.

Un projet comme celui de l’Hétairie auquel adhéraient surtout des Grecs mais aussi des Roumains, des Albanais, des Bulgares ou des Serbes avait sans doute aussi un contenu protonational. Mais celui-ci ne se précisera que plus tard. En refusant de suivre les partisans d’Ypsilantis, parmi lesquels on comptait aussi des pandoures roumains, Tudor Vladimirescu a senti venir cette évolution qui allait s’avérer irréversible. La dimension nationale du populisme roumain apparaît donc lors de cette première irruption sur la scène politique du norod/popor - les deux termes sont employés par Tudor Vladimirescu dans ses harangues. A partir de cette date, l’histoire des Roumains prendra une autre voie que celle de leurs voisins méridionaux et l’objectif assez confus, certes, mais généreux, fédéraliste, qui pouvait mobiliser au départ dans les Balkans sera renvoyé aux calendes grecques.

PS. Cet article est disponible en roumain sur le site Editura Pagini libere.

Notes

[1Titre roumain : Două veacuri de populism românesc, Bucarest, Humanitas, 2018, 294 p. Le livre prolonge la thèse de doctorat en sciences politiques soutenue par l’auteur à l’Université libre de Bruxelles en 2016. La traduction en français est en cours aux éditions Non Lieu.

[2Dans un échange de courriels avec l’auteur, il m’a communiqué la raison pour laquelle il ne catalogue pas comme populiste le régime communiste roumain. Il s’agit de l’absence des deux critères minimums de définition de ce courant, à savoir (1) l’appel au peuple et (2) la mobilisation contre les élites corrompues.

[3« Le légionarisme a été une construction spirituelle et politique qui a pris chez les Roumains justement parce qu‘il s’appuyait sur une idéation et une façon d’être au monde d’origine autochtone » (p. 159). Certes, mais il n’est pas sûr que le nazisme aurait pris aussi bien dans un pays autre que l’Allemagne, le fascisme dans un autre pays que l’Italie, le franquisme dans un autre pays que l’Espagne… Nous ne sommes pas loin ici d’une tendance courante en Roumanie, celle de vouloir soustraire à tout prix le mouvement légionnaire de la famille politique désignée par le terme générique « fasciste ». Précisons cependant que, généralement, cette tendance ne conduit pas à la négation du caractère anti-démocratique du mouvement légionnaire et des crimes commis par certains de ses adeptes.

[4Au détour d’une phrase alambiquée, R. Adam qualifie de manière quelque peu inattendue le livre de Bakounine Etat et anarchie de « bible du terrorisme » (p. 45). Cette digression sans fondement fait partie des deux affirmations péremptoires que j’ai pu repérer dans le livre. L’autre, pas moins gratuite, concerne Petre Pandrea (1904-1968), traité de communiste sans autre précision. Après avoir défendu des militants communistes, cet avocat a défendu plusieurs opposants au nouveau régime communiste de l’après-guerre, ce qui lui a valu une condamnation de quinze ans de prison.

[5La lecture du livre d’Adi Dohotaru Les socialistes, un héritage m’a mis sur cette piste.

[6Nicolae Iorga, Iordache Olimpiotul vânzătorul lui Tudor Vladimirescu, Bucarest, 1916.