RSF : « En Serbie, la liberté de la presse est bafouée au quotidien »

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Le 20 février au Medija Centar de Belgrade, une conférence de presse était organisée en présence des associations de défense des journalistes RSF et de NUNS afin d’alerter l’opinion sur la détérioration de la liberté des médias en Serbie et d’en appeler à la solidarité internationale entre journalistes. Le Courrier des Balkans, Mediapart et Libération étaient sur place.

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Par la rédaction

« La situation de la liberté de la presse s’est détériorée de façon spectaculaire ces dernières années », a déclaré Pauline Adès-Mével, responsable du bureau UE/Balkans de Reporters sans Frontières (RSF). « La situation en Serbie est pire qu’ailleurs dans les Balkans, selon les témoignages que l’on reçoit. Au moment où la Serbie essaie de montrer patte blanche auprès des institutions européennes, il est temps de dire que l’État de droit n’est pas respecté et que la liberté de la presse est bafouée au quotidien. Les institutions européennes doivent faire pression sur la Serbie, car aujourd’hui, elle ne remplit pas les conditions d’adhésion. Les médias pro-gouvernementaux, qui ne sont pas des médias d’information, diffusent du contenu visant à discréditer et à diffamer certaines personnes. Il existe actuellement un climat de peur qui me fait craindre que la situation se détériore encore plus. La Serbie a des manières de dictature, avec un président omniprésent qui semble régner sur tout, ce qui n’est pas conforme à l’État de droit. »

Slaviša Lekić le président de l’Association des journalistes indépendants de Serbie (NUNS) s’est dit « heureux » que notre correspondant Philippe Bertinchamps, qui était menacé d’expulsion par le ministère serbe de l’Intérieur, puisse rester en Serbie, mais il a également fait part de sa colère, avouant sa « honte » face à ces événements. « Dans ce pays, tout dépend de la volonté politique d’un seul homme », a-t-il affirmé. « Les décisions concernant Philippe Bertinchamps n’ont pas été prises pas les autorités compétentes, le ministère de l’Intérieur (MUP) et l’Agence de sécurité (BIA), mais par un homme à qui cette information est parvenue, un homme qui apparaît comme une force qui surgit et résout tout. »

Notre correspondant a finalement obtenu son visa lundi après-midi, suite à une forte mobilisation lancée par RSF afin de sensibiliser aux atteintes contre la liberté des médias dans ce pays. Il s’était auparavant vu refuser sa demande de séjour temporaire sous prétexte qu’il représentait un « obstacle à l’ordre public et à la sécurité nationale ». Nous publions son discours dans son intégralité :

Mesdames, Messieurs, chers collègues, chers amis, permettez-moi d’abord de vous remercier d’être venus.

Je remercie Madame Pauline Adès-Mével, responsable du bureau UE/Balkans de Reporters sans Frontières, Monsieur Slaviša Lekić, président de NUNS, l’Association des journalistes indépendants de Serbie, et mon avocat, Monsieur Mihailo Pavlović, du Humanitarian Law Center.

Je remercie aussi François Bonnet, rédacteur-en-chef de Mediapart, Jean-Arnault Dérens, rédacteur-en-chef du Courrier des Balkans, et Christian Losson, responsable des pages Monde de Libération, ainsi que Marija Vučić et Stevan Dojčinović de Krik, et tous les autres journalistes, qu’ils soient serbes, français, italiens, suisses ou belges, pour leur réactivité et leur soutien.

Par dessus-tout, je remercie Marija, ma femme, et notre petite fille âgée de cinq ans et demi, qui est à l’école maternelle.

Depuis plus de dix ans, je couvre l’actualité de la Serbie et de la plupart des pays des Balkans occidentaux pour plusieurs médias francophones, dont Le Courrier des Balkans, Mediapart, Libération, La Tribune de Genève, Le Soir, la radiotélévision belge francophone RTBF ou encore Radio France Internationale. Dans mes reportages, je m’efforce de relater ce que j’ai vu et entendu, la vie telle qu’elle est, et de sensibiliser un public étranger aux problèmes de cette partie de l’Europe — tout en gardant à l’esprit un contrat d’honnêteté qui me lie aux lecteurs.

Comme je l’ai expliqué au printemps dernier aux inspecteurs de la BIA, lors de nos « entretiens informatifs » — parfaitement courtois, comme je l’ai déjà dit, mais bien peu habituels et fort surprenants quand ils concernent un journaliste étranger —, mon métier, je l’exerce sans préjugé passionnel ni partisan. Je ne cache rien d’essentiel et je dis ce qui me semble être la vérité, la vérité vraie qui, pour autant qu’elle existe, se situe dans la nuance. Il faut pourtant reconnaître qu’ici, en Serbie, et ailleurs dans la région, y compris dans certains pays de l’Union européenne, l’horizon politique s’est assombri, notamment dans les domaines de l’État de droit, de la liberté de la presse et des droits fondamentaux.

Ces « faiblesses » sont parfois devenues criantes. Je citerai un extrait du dernier rapport de la Commission européenne, de février 2018, sur les Balkans occidentaux : « Premièrement, l’État de droit doit être considérablement renforcé. Pour l’heure, les pays concernés présentent les symptômes évidents de la captation de l’Etat, dont des liens avec la criminalité organisée et une corruption à tous les niveaux du gouvernement et de l’administration, ainsi que l’important enchevêtrement d’intérêts publics et privés. Il s’ensuit un sentiment d’impunité et d’inégalité. On peut citer aussi une forte ingérence politique dans les médias, doublée d’un contrôle exercé sur ces derniers ».

Selon une récente recherche de la Fondation Slavko Ćuruvija, qui œuvre à la promotion d’une presse libre et indépendante, plus de 70% des journalistes serbes estiment que l’indépendance des médias, pilier de la démocratie, n’existe « presque pas ou pas du tout », et qu’au cours des cinq dernières années, leurs conditions de travail se sont détériorées. Aujourd’hui, sur la place publique, il arrive trop souvent que des journalistes soient exposés aux insultes, aux coups, aux crachats. Ces méthodes consistant à étouffer la liberté de pensée et à salir des hommes et des femmes qui estiment faire un travail indispensable, ne doivent pas être minimisées. Elles sont, au contraire, un résultat flagrant de ce phénomène de « captation de l’État ».

Aujourd’hui, c’est avec soulagement que, ma famille et moi, nous saluons le règlement rapide et positif de notre situation, avant tout grâce à votre vigilance et à votre solidarité. Pourtant, cette victoire ne doit pas faire oublier la réalité : la presse libre, indépendante, c’est vous qui la portez, tous les jours à bout de bras.

Ma famille et moi avons décidé de témoigner à visage découvert. Depuis avril dernier, nous avons vécu – c’est à la fois simple et difficile à dire –, nous avons vécu dans le stress et la peur, la peur de quelque mauvais coup. Mais la peur n’est bonne à rien. La preuve : pendant presque un an, je représentais une « menace » ; hier après-midi, grâce à notre action commune, je suis redevenu un citoyen ordinaire. Un petit « miracle » s’est produit, même si nous ignorons toujours le comment et le pourquoi de cette affaire.

Je tiens finalement, même si cela m’est quelque peu difficile, à remercier les autorités de me laisser continuer à séjourner auprès de ma famille sur le territoire serbe et à exercer mon métier de journaliste, sereinement et en toute liberté, sans crainte d’intimidations injustifiées, potentiellement dangereuses pour la démocratie et l’État de droit.