Né à Pisino/Pazin (aujourd’hui en Croatie), Pier Antonio Quarantotti Gambini (1910-1965) passe son enfance et sa jeunesse à Semedella/Semedelska, quartier de Capodistria/Koper (aujourd’hui en Slovénie), avant de s’installer d’abord à Trieste puis à Venise. L’auteur retrace dans Printemps à Trieste (1951) son parcours : « L’auteur de ce livre – comme tous ses concitoyens qui ont plus de trente ans – est né sous une domination étrangère : celle de l’Empire austro-hongrois. Il a connu ensuite, à la fin de la première guerre européenne et après une brève période de gouvernement libéral, vingt années de fascisme. Plus tard, durant la seconde guerre européenne, il a fait l’expérience de la dictature nazie – qui, dans, la Vénétie julienne, presque annexée au Reich sous l’autorité quasi souveraine d’un Oberkommissar et Gauleiter, pesait d’une manière particulièrement écrasante. La guerre terminée, en mai 45, il a dû subir la dictature communiste du maréchal Tito. Aujourd’hui enfin (s’il est possible de dire enfin), l’auteur est citoyen du TERRITOIRE LIBRE DE TRIESTE et précisément de cette zone « A » administrée par les Anglo-Américains. En moins de six lustres, au milieu de guerres et de périodes de paix, il a vu défiler : Autrichiens, Italiens, Allemands, Yougoslaves, Anglais, Américains ; des libéraux, des fascistes, des nazis, des communistes. Il semble que l’aiguille d’une boussole devenue folle ait voulu indiquer, une à une, toutes les directions de la rose des vents : Vienne, Rome, Berlin, Belgrade, Londres et Washington, et juste au moment où, chacune de ces capitales connaissait son destin le plus critique. Il suffit de considérer cette tranche d’Histoire, pour exprimer – peut-être – quel fut le dramatique destin de Trieste et celui de la région comprise entre l’lsonzo, les Alpes juliennes et le Quarnero. »
Dans un célèbre entretien de 1964, l’auteur souligne sa différence : « Si un jour je devais écrire mon autobiographie, je l’intitulerais « Un italiano sbagliato » - « Un mauvais Italien ». En tant qu’homme, je me sens comme un étranger dans mon pays natal. C’est précisément cette façon d’être et de penser qui pourrait faire de moi un citoyen normal dans une hypothétique Italie un peu nordique et très européenne, qui me met en décalage avec la majorité de nos compatriotes [1]. » Emblématique aussi cet épisode mentionné dans le prologue du roman posthume Le redini bianche (1967) qui raconte comment Paolo de Brionesi Amidei – l’enfant figure centrale du cycle romanesque Gli anni ciechi [2] – désormais adulte, revient à Semedella et se découvre étranger en sa propre terre natale.
Quarantotti Gambini a toute sa place aux côtés des figures majeures de la littérature triestine dont le critique littéraire Bruno Maier souligne l’homogénéité : de Svevo à Saba, en passant par Slataper, Stuparich, Giotti et Quarantotti Gambini, la littérature triestine défie les frontières en ce qu’elle est à la fois italienne, slovène et, surtout, mitteleuropéenne [3]. On ne peut manquer cependant de percevoir chez Quarantotti Gambini le parfum, la couleur, la saveur de la terre istrienne, plus particulièrement de Capodistria (aujourd’hui Koper, Slovénie) où se déroule précisément Premières armes (repris dans une version remaniée sous le titre Amore di Lupo, 1964) [4].``
Ce qui pour l’essentiel caractérise de l’œuvre de Quarantotti Gambini est l’initiation difficile à l’âge adulte et, plus précisément, la découverte de la Vie ardente (1958) – l’expression « vita calda » est d’Umberto Saba – dont les vents forts bouleversent l’apprentissage de la vie. Éros que l’on retrouve également dans la poésie tardive de l’auteur – Racconto d’amore (1965) e Al sole e al vento (1970). La prose et la poésie de Quarantotti Gambini forment un cercle – une métaphore présente dans Al sole e al vento – englobant l’ensemble de la production de l’auteur comme l’illustrent Il poeta innamorato (1984) et les Opere scelte (2015), œuvres rassemblées par Mauro Covacich à l’occasion des cinquante ans de la mort de l’écrivain.
Cercle magique d’une œuvre se nourrissant d’une nostalgie à la fois douce et tourmentée, tendre et atroce, pour proposer un pèlerinage amoureux dans le monde d’hier et esquisser un monde en soi autonome qui perdure quand bien même la réalité l’ayant suscité n’existe plus. Ici, l’auteur rejoint son maître Umberto Saba qui disait : « Lo so ben ch’è un sogno ; ma il sogno di cui vivo è verità » (« Je sais que c’est un rêve, mais le rêve dont je vis est la vérité »). La nostalgie renvoie certes aux amours passés, mais tout autant à un monde disparu, à la fois istrien, triestin et mitteleuropéen qui revit entre les lignes des œuvres de Quarantotti Gambini.
Premières armes (1955) est souvent présenté avec Le cheval Tripoli (1956). Tous deux font partie du cycle constitué de romans d’apprentissage Gli anni ciechi, tous deux se déroulent à Semedella, le premier juste après, le second juste avant la Première Guerre mondiale, dans le même lieu, soit le domaine du grand père dont les écuries sont réquisitionnées par l’armée italienne après l’avoir été par celle d’Autriche. L’unité du lieu et de l’environnement narratif et la continuité thématique font que les deux romans ont souvent été comparés, quand bien même la balance entre le monde intérieur de l’enfant et le monde réel diffère ; le point de vue de l’enfant cède la place à une présentation de la réalité qui se veut objective dans Premières armes et atteindre ainsi un meilleur équilibre entre introspection et narration.
Situé dans l’immédiat après-guerre, le roman croise plusieurs récits : l’ordinaire d’une armée qui attend la démobilisation, le retour à la normale des relations entre ville et campagne, le retour des prérogatives d’une grand propriétaire terrien (le grand-père) et les relations conflictuelles entre slaves et italiens. La banalité du quotidien prend le dessus sur la grande histoire dans ce roman d’apprentissage d’un enfant de neuf ans confrontés au monde adulte dont il découvre les règles de jeu. Les batailles qui ont fait rage dans le nord de l’Italie semblent oubliées, les soldats sont désormais plus préoccupés par leurs différences régionales et par seul assouvissement de leurs instincts sexuels ; mépris, jalousies, silences et sourdes connivences sont l’ordinaire d’un quotidien sans qualité. Seule la mort au combat de l’oncle Manlio semble rappeler l’absurdité de la guerre et l’impossibilité d’oublier tant la douleur de la perte d’un être cher que les horreurs de la guerre.
L’assassinat d’une jeune fille ainsi que l’incendie d’une bicoque donnent au texte des couleurs de roman policier. Paolo est dans une position d’observateur curieux de tout qui découvre progressivement que les soldats, initialement tellement admirés, ne sont aussi bons et héroïques que cela. Ce processus de désillusion culmine avec Borsarelli, soldat-ami qui, bien qu’ayant promis à Paolo de lui donner son chapeau d’arditi, ne tient pas sa promesse lorsqu’il part rejoindre Fiume. [5]
Premières armes est le récit d’un fragment d’Istrie, patrie de l’enfance que l’auteur évoque avec nostalgie dans Printemps à Trieste (1951) : « Voici l’Istrie là-bas, légère comme une fumée sur la mer. Là, au milieu de ce promontoire il y a Capodistria, plus loin sur cette pointe, Pirano, petite et claire que l’on aperçoit à peine dans la légère brume estivale, avec son clocher qui brille dans le soleil. Plus loin encore, invisibles mais vivants en moi, Parenzo et sa basilique ; et Rovigno auquel je suis lie par tant de siècles de vie patricienne et de marins du côté de ma famille paternelle ; et Albona toute en rochers, bastion de l’Italie sur le Quarnero ; et, à l’intérieur, Pisino, ma petite ville natale. »
Et de se souvenir de son grand-père en des termes préfigurant l’image stellaire qu’il en donne dans Premières armes : « Je ne peux penser à cette terre, ma terre natale, sans que me revienne à l’esprit la grande figure de mon grand-père Gambini qui connaissait l’Istrie, “la province”, comme la paume de sa main. II l’aimait tout entière et c’était réciproque, de Muggia jusqu’aux iles. Les vieilles routes inaccessibles (du temps où il n’y avait d’autres moyens de communication que les voiliers et les diligences) lui étaient familières pour les avoir parcourues avec ses chevaux. Il connaissait aussi tout le monde dans tous les coins de l’Istrie, des propriétaires aux paysans et aux pêcheurs. »
Livres de Pier Antonio Quarantotti Gambini en français :
— Les Régates de San Francisco. Traduit de l’italien par Michel Arnaud, Paris, Gallimard, 1949 ; rééd. Éditions du Rocher, 2004 et 2018.
— La Rose rouge. Traduit de l’italien par Michel Arnaud, Paris, Gallimard, 1952.
— Printemps à Trieste. Traduit de l’italien par Joseph Joubert, Paris, Del Luca, 1953.
— Nos semblables. Traduit de l’italien par Michel Arnaud, Paris, Gallimard, 1954.
— Vie ardente. Traduit de l’italien par Michel Arnaud, Paris, Gallimard, 1964 (1991).
— Soleil et vent. Traduit de l’italien par Leïla Taha-Hussein, Lausanne, L’Âge d’homme, 1982 (1990).
— Une histoire d’amour. Traduit de l’italien par Leïla Taha-Hussein, Lausanne, L’Âge d’homme, 1984 (1990).
— Le Cheval Tripoli. Traduit de l’italien par Michel Arnaud, Paris, Éditions du Rocher, 2007.
— Premières armes. Traduit de l’italien par Muriel Morelli, Toulouse, Anacharsis, 2023.