Par Milica Čubrilo Filipović
Cet article est le deuxième volet d’une série de reportages sur la mémoire « à demi-oubliée » des Juifs des Balkans, des reportages publiés avec le soutien de l’ambassade de Suisse à Belgrade.
« Dans l’entre-deux guerres, Belgrade était une capitale cosmopolite, de plain-pied avec les grandes villes européenne. Le patrimoine architectural juif qui a subsisté est là pour en témoigner. » Haris Dajč, « belgradois, juif et historien », est assistant à la faculté de philosophie de l’université de Belgrade. Avec l’architecte Mirjana Roter Blagojević, il co-signe Maisons des Juifs belgradois 1920-1941 [1], un ouvrage de près de 300 pages faisant la part belle aux photographies, documents techniques et plans d’architecte puisés dans les archives de la Ville.
« Les citoyens juifs qui ont érigé ces bâtiments faisaient partie intégrante de la nation et jouaient un rôle dynamique dans la vie économique, sociale et culturelle serbe », explique Haris Dajč. Mais depuis l’expulsion d’Espagne en 1492, le chemin a été long et épineux. L’établissement de la Constitution de 1869, qui stipule l’égalité de culte tout en précisant que la religion orthodoxe est dominante en Serbie, ensuite le Traité de Berlin en 1878, où les grandes puissances imposent comme condition pour la reconnaissance de l’indépendance de la Serbie, jusque-là seulement autonome, que celle-ci modifie sa Constitution pour assurer à tous l’égalité des droits civiques et politiques sans distinction de religion, puis enfin l’amendement de la Constitution en ce sens en 1888, finiront lentement par favoriser l’intégration des Juifs, présents en Serbie depuis la période ottomane.
Un demi-siècle plus tard, comme partout dans l’Europe occupée par les nazis, l’Holocauste anéantira presque entièrement cette communauté. Au printemps 1942, la Serbie est déclarée Judenfrei. « On compte 14 000 survivants sur l’ensemble du territoire de l’ancienne Yougoslavie, sachant que la population juive avant la Seconde Guerre mondiale s’élevait à environ 80 000. Avec l’arrivée des communistes au pouvoir en 1945, une bonne moitié prendra le chemin de l’exil vers Israël, l’Europe occidentale et les États-Unis. Durant les guerres yougoslaves dans les années 1990, 7000 autres partiront à l’étranger, notamment au Canada. Aujourd’hui, il ne reste plus que 7000 Juifs sur le territoire de l’ancienne Yougoslavie et 3000 en Serbie. Très peu désormais jouent un rôle prépondérant dans la société. »
C’est au fur et à mesure que l’on tourne les pages de l’ouvrage que se révèle l’importance de la contribution des Juifs de Belgrade au développement urbain et architectural de la capitale serbe, la transformant de ville provinciale ottomane en métropole européenne. « Ces bâtiments représentent une part importante de l’identité et du patrimoine culturel de Belgrade et de la Serbie », confirme l’historienne de l’art Marta Vukotić Lazar. « Il ne s’agit pas uniquement de résidences ou de bureaux, mais aussi d’édifices sacrés et publics. »
Dans leur introduction, les auteurs rappellent les efforts que les Juifs ont dû déployer afin de maintenir vivante leur communauté à travers les aléas de l’histoire, tout au long des conflits entre l’empire ottoman et la monarchie des Habsbourg, puis lors des évènements dramatiques qui secoueront la Principauté de Serbie, sous le règne de Miloš Ier Obrenović, au début du XIXe siècle. C’est au cours de ce siècle-là que les Juifs ashkénazes, parmi lesquels de nombreux artisans, arrivent de l’empire austro-hongrois. Une migration qui s’intensifiera après la Première Guerre mondiale et la chute des Habsbourg. Les Ashkénazes emportent dans leurs bagages des idées de modernité, des idées nouvelles qui s’exprimeront dans les bâtiments qu’ils font construire.
« Les investisseurs juifs engagent des architectes célèbres, eux-mêmes souvent membres de la communauté, comme Miša Manojlović et Izak Azriel, ainsi que des ingénieurs comme Herman Mondšajn, et font construire de superbes édifices modernistes, Art nouveau et Art déco », écrit Mirjana Roter Blagojević.
Certains bâtiments sont situés au cœur-même de la vieille ville, d’autres dans des quartiers périphériques alors en voie de développement, à Dedinje ou Crveni Krst. Beaucoup frappent par leur aspect de grandeur, comme le siège de la fondation Oneg Shabbat et Gemilut Hasadim, 16 rue Jevrejska, un édifice érigé en 1922 grâce au marchand Nisim B. Aron et qui a longtemps abrité le centre culturel Rex, avant d’être rendu à la communauté juive lors du processus de restitution des biens spoliés.
D’autres constructions ayant appartenu à des commerçants ou des artisans sont plus modestes, ce qui ne les empêche pas de s’inscrire dans les grandes tendances de modernisation de l’habitat. Dans le vieux quartier juif de Jalija (du mot turc yali, « la rive »), non loin du Danube à Donji Dorćol, des maisons de la classe moyenne voient le jour, le plus souvent ne comptant pas plus qu’un seul étage, le commerce étant au rez-de-chaussée. À l’angle des rues Jevrejska et Solunska, la maison de Džamila Kabiljo, conçue par l’architecte Valerije V. Stasevski, peut toujours être admirée.
Des exemples d’architecture moderniste ont également survécu, abritant à la fois logements et bureaux, comme l’immeuble de David Finci et Leon Koen, 26 rue Gavrilo Princip. La construction, avec une structure en béton armé entre les étages, a été dirigée en 1939 par l’un des plus célèbres architectes de l’époque, Momcilo Belobrk.
L’effacement de la mémoire
Les immeubles décrits dans l’ouvrage appartiennent aujourd’hui à des propriétaires privés sans liens avec la communauté juive d’alors. La plupart de ces bâtiments sont devenus anonymes : à quelques exceptions près, comme l’ancien édifice du centre culturel Rex, l’ancien hôpital juif ou la Galerie des fresques où se trouvait une synagogue de 1905-6 à 1941, aucune plaque commémorative n’a été apposée permettant de garder en mémoire la vie des Juifs de Belgrade. Aucune information non plus sur les constructions les plus représentatives de l’Art nouveau ou de l’Art déco. Pas une n’est protégée au titre de « monument historique », étant de fait à la merci de la convoitise des promoteurs immobiliers.
La législation adoptée ces dernières années, dont la loi de 2016 sur l’élimination des conséquences de la confiscation des biens des victimes de l’Holocauste qui n’ont pas d’héritiers vivants, a toutefois rendu possible quelques restaurations, dont celle de la synagogue de Subotica (Voïvodine), flamboyant exemple de style Sécession hongroise. Au total, le budget annuel tourne autour d’un million d’euros pour une période de 25 ans. À quoi il faut ajouter environ 700 000 euros provenant des loyers des biens ayant appartenu à des Juifs. Un cinquième de cette somme, que gère l’Association juive, est octroyé aux survivants de l’Holocauste, soit 550 personnes dont un tiers vit en Serbie. Le reste est censé contribuer à la sauvegarde du patrimoine et de la mémoire. Une maigre consolation… mais qui a le mérite d’exister.
Cet article est publié avec le soutien de l’ambassade de Suisse à Belgrade.