Contre la liberté d’expression : la Serbie, cobaye de Facebook

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Facebook teste une nouvelle formule dans six pays du monde, dont la Serbie. Désormais, seuls les contenus sponsorisés seront visibles de tous les utilisateurs. En une semaine, les taux de fréquentation des pages des médias indépendants ou des initiatives citoyennes se sont effondrés. Dans la Serbie de Vučić, les réseaux sociaux était jusqu’à présent la seule alternative à la chape de plomb pesant sur les médias.

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Par la rédaction

Facebook introduit des changements progressifs de son mode de fonctionnement. Ces modifications concernent la façon dont le contenu sera désormais disponible sur le réseau. Six pays ont été choisis comme terrain d’essai où ces changements seront testés et mis en place de façon rapide et radicale : le Sri Lanka, la Slovaquie, la Bolivie, le Guatemala, le Cambodge et la Serbie.

Les changements se manifestent par la disparition des informations publiées par les pages que vous suivez dans votre fil d’actualité. Elles ne sont plus visibles à l’ouverture de la page principale de Facebook et ne s’affichent désormais que dans le fil Explorer (Explorer Feed), nouvel outil qui sert à attirer l’attention des utilisateurs vers des publications émanant de pages ou d’utilisateurs qu’ils ne suivent pas, mais qui seraient susceptibles de l’intéresser.

Le plus important est que cette nouvelle fonctionnalité ne s’applique pas aux publications sponsorisées (payantes) qui demeurent toujours visibles dans le fil principal, au côté des publications de vos amis. On ne s’avance donc pas trop en affirmant que Facebook cherche à augmenter potentiellement les bénéfices déjà générés grâce à la facturation de la publicité des pages, dont les éditeurs seront forcés d’investir pour augmenter la visibilité de leur contenu.

Malgré son slogan « People First » (les gens d’abord), Facebook privilégie les profits générés par les gros annonceurs.

Quelques jours à peine après la mise en place de ces changements, les résultats se font déjà sentir : malgré son slogan « People First » (les gens d’abord), Facebook privilégie les profits générés par les gros annonceurs, et non pas l’intérêt de son milliard d’utilisateurs.

Ces changements ont provoqué une chute des visites des certaines pages Facebook en Slovaquie, qui ont perdu jusqu’aux deux-tiers de leurs consultations. Les soixante principaux sites de médias de ce pays ont bénéficié de quatre fois moins d’interaction (mentions J’aime, partages et commentaires) que dans la période précédant les changements. Des résultats similaires ont également été observés au Guatemala et au Cambodge. Au bout de quelques jours, les plus grands sites de médias, ceux qui ont un large réseau de lecteurs et de l’argent pour acheter de la publicité ont partiellement amélioré leurs activités sur Facebook – ce qui n’est pas le cas des plus petits médias.

Des analyses similaires ne sont pas encore disponibles pour la Serbie, mais on remarque déjà des effets sur la page Facebook de Mašina, qui a touché 58% de moins de lecteurs la semaine passée que sur les semaines précédents et a enregistré une baisse de 72% de ses interactions.

Facebook est une entreprise privée et elle n’est en rien obligée d’aligner sa politique commerciale sur les exigences de ses utilisateurs, mais le problème est qu’elle prétend mettre en avant le bien-être de sa communauté. Si Facebook se conforme parfois aux exigences de ses utilisateurs, il ne s’agit en réalité que des intérêts de ceux qui ont un pouvoir économique et politique suffisant pour imposer de telles exigences.

En Serbie, Facebook ne paie pas d’impôts sur les revenus dégagés localement .

Or Facebook est une entreprise qui paie des taxes très faibles par rapport aux énormes profits qu’elle réalise. C’est le résultat d’un lobbying agressif qui déplace le pouvoir économique vers le domaine de la prise de décision politique. Au cours des dernières années, aux États-Unis et dans d’autres pays, un certain nombre de lois et de régulations législatives ont été adoptées en faveur de Facebook et d’autres entreprises similaires, afin de leur permettre de ne pas payer trop d’impôts. En Serbie, Facebook ne paie pas d’impôts sur les revenus dégagés localement .

On ne sait pas encore combien de temps durera ce test, mais on peut d’ores et déjà dire qu’au delà de ses conséquences économiques, il aura aussi des conséquences politiques. C’est simple : ceux qui n’ont pas assez d’argent pour s’offrir de la publicité et ceux qui ne bénéficient pas déjà d’une très grande visibilité et d’un large public resteront invisibles aux utilisateurs de Facebook.

En Serbie, le Parti progressiste serbe (SNS) et le président Aleksandar Vučić contrôlent sans partage les médias traditionnels. Les réseaux sociaux sont le principal canal de communication de l’opposition. Si les changements que propose de mettre en place Facebook devenaient définitifs, il serait difficile d’imaginer que les partis d’opposition et leurs candidats puissent avoir aux élections municipales l’audience qu’ils ont eu lors de la campagne pour les élections présidentielles.

Facebook est aussi le canal de communication principal pour beaucoup d’initiatives civiques, de campagnes de sensibilisation et d’actions de solidarité, l’outil qui leur permet de atteindre des utilisateurs et supporters potentiels. La situation est similaire dans le domaine de l’information et des médias – les petits médias, qui préconisent des changements sociaux, atteignent leur audience principalement via Facebook. Dans le contexte de mainmise sur la liberté d’information et la pressions que subissent les médias en Serbie, sans parler du contrôle des réseaux sociaux, ces changements opérés par Facebook sont un cadeau fait aux élites dirigeantes pour les aider à maintenir le statu quo.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.