Blog • La « Grande Ukraine » vue de Chişinău : jeu de cartes avec Vasile Calmațui

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Sans doute serait-il ridicule de se prendre au jeu des cartes (géographiques) rebattues cycliquement en Europe centrale, de l’Est et du Sud-Est et de se perdre en conjectures sur les scenarii géopolitiques qu’elles impliquent. Ne pas en tenir compte, ce serait faire preuve tout de même de négligence, puisque cela reviendrait à sous-estimer le pouvoir d’attraction de ceux qui s’en servent moyennant des projections fallacieuses dans le passé et l’avenir pour construire leurs carrières politiques ou asseoir leurs fantasmes.

1920 : la Bessarabie et la Bucovine participant au dépeçage de la "Grande Ukraine"

Dans les Balkans, ce sont les patriotes grecs qui ont ouvert les hostilités, à leurs dépens en fin de compte, puisque la Grande Grèce rêvée par les fondateurs du petit premier Etat grec a débouché sur la Grande Catastrophe au lendemain de la Première Guerre mondiale. Puis ce fut le tour des Bulgares : mais la Grande Bulgarie du traité de San Stefano, 1878, n’aura duré que quelques mois, pour connaître de nouvelles déconvenues lors des tentatives d’expansion pendant les deux guerres mondiales.

La Grande Roumanie : « un état de fait objectif » ?

De nos jours, ce sont les patriotes roumains qui opèrent un retour remarqué dans l’actualité en exhibant la carte de la Grande Roumanie, celle de l’entre-deux-guerres, dont on célèbre cette année le centenaire [1]. En réalité, il n’y a jamais eu officiellement de Grande Roumanie, pas plus que de Grande Grèce ou Bulgarie, ce qui n’empêche ni ses défenseurs ni ses pourfendeurs de faire comme si elle avait existé et pouvait à tout instant redevenir une réalité.

La Grande Roumanie, au lendemain de la Grande Guerre

Le terme « Grande Roumanie », précise l’édition roumaine de Wikipedia, est entré dans l’usage après le traité de Versailles de 1920 parce qu’il « reflète un état de fait objectif », puisque pendant l’entre-deux-guerres la Roumanie a connu son extension maximale au cours de son histoire et non pas comme un « concept irrédentiste ou expansionniste » [2]. Pourtant, c’est bien de la Grande Roumanie, dont le synonyme suggéré est la Roumanie întregită (« complétée » ou « achevée »), victime de l’ultimatum soviétique et du diktat de Vienne qui ont fait perdre au pays un tiers de son territoire, qu’il est question ensuite dans l’article de l’encyclopédie en ligne ; et il en va de même pour le discours public roumain de nos jours. Tout est donc dans cette ambiguïté savamment cultivée tant par ceux qui font figure de nostalgiques des grandeurs d’antan que par ceux qui cherchent à se donner les moyens pour les retrouver, sans oublier leurs contradicteurs ceux qui les accusent de vouloir nuire aux Etats voisins et troubler la paix dans la région.

Le récent quiproquo mettant aux prises les partisans/adversaires de la Grande Roumanie, de la Grande Hongrie et de la Grande Ukraine illustre à merveille le comique de la situation.

Les appels à l’atteinte de l’intégrité de l’État ukrainien de Cernăuţi

Il y a un mois, le 11 juin, le service de sécurité intérieure ukrainien perquisitionnait le Centre culturel roumain de Tchernivtsi (en roumain Cernăuţi). Kiev y soupçonne la présence de matériaux qui contiendraient des « appels à l’atteinte de l’intégrité de l’État » ukrainien. Principal objet du litige, une carte de la « Grande Roumanie » incluant notamment le nord de la Bucovine, ukrainien depuis la Seconde Guerre mondiale, présentée lors d’une réunion publique organisée par le Centre.

Deux mois plus tôt, la presse roumaine se faisait l’écho d’une information présentée comme troublante : sur son compte officiel, Viktor Orban postait le 6 avril une photo avec la carte de la Grande Hongrie incluant la Transylvanie. La même presse s’inquiétait des investissements énormes faits par la Hongrie en dehors de ses frontières pour commémorer en 2020 le centenaire du traité de Trianon qui avait fait perdre au pays deux tiers de son territoire.

Victor Orban, avec son homologue polonais, devant la carte de la Grande Hongrie

Enfin, bien avant le début des festivités du centenaire roumain, le 4 août 2017, Kelemen Hunor, le président de l’Union démocrate magyare de Roumanie avertissait les Roumains qu’ils « devraient accepter que nous ne pouvons ni ne voulons fêter 2018 », c’est-à-dire le centenaire de la Grande Union, le 1er décembre 1918, de la Roumanie avec la Transylvanie. Par la même occasion, il annonçait le lancement par son mouvement d’une initiative « Mille ans en Transylvanie, cent ans en Roumanie », en insistant lourdement sur le parcours hongrois de ladite région.

Les frontières de la Grande Ukraine

En revanche, la question posée par le directeur du Centre culturel roumain de Cernăuţi Vasile Tărâțeanu après avoir été relâché par la police soulevait un lièvre même pour les personnes familiarisées avec cette région d’Europe : « Pourquoi le service de sécurité ukrainien ne s’intéresse-t-il pas plutôt à l’image de la Grande Ukraine diffusée sur de multiples supports dans le pays ? »

" République populaire ukrainienne ", projet proposé à la Conférence de Paris (1919)

En effet, tout compte fait, il y a aussi une Grande Ukraine, tout aussi fantomatique et autant sujet de toutes les craintes et de tous les espoirs que ses sœurs de la région. De retour de Kiev, où il a séjourné en avril 2018, Vasile Calmăţui a amené quelques photos qui permettent d’y voir plus clair. Il s’agit notamment de la « Carte de la République populaire ukrainienne », reprise en grand format dans la capitale ukrainienne, qui avait été présentée à la Conférence de paix de Paris en 1919. Les écarts par rapport aux frontières actuelles de l’Ukraine sont considérables.

Carte de la "République populaire d’Ukraine", détail

 Des zones du sud de la Bucovine font partie de la Roumanie.
 Des zones du nord et de l’est de la Bessarabie, les villes Briceni, Ocnița, Soroca et Rezina, des zones du sud de la Bessarabie, la ville Bender-Tighina ainsi que la partie moldave de la Transnistrie, les villes Camenca, Rîbnița, Dubăsari, Tiraspol font partie de la République de Moldavie.
 Par ailleurs, Przemyśl et Holm (Chełm) font partie de la Pologne, Pinsk, Brest et Gomel de la Belarus, tandis que Rostov, Taganrog, Krasnodar, Novorossiysk et Sochi font aujourd’hui partie de la Fédération de Russie.

« La paix mondiale en Ukraine » est le titre de l’affiche, exposée à Kiev par la même occasion. Parue chez Christoph Reiser & sons, elle est signée Verte, sur une idée de G. Gasenko. La Galice, Holm (Chełm), Kuban (dans le Caucase du Nord, aujourd’hui Krasnodar), la Crimée, la Bessarabie et la Bucovine sont les régions dont les voisins voulaient soi-disant dépecer l’Ukraine.

La Bessarabie, goubernia de Kiev ?

Cela faisait un moment que des amis roumains de la République de Moldavie se faisaient l’écho des velléités expansionnistes de certains nationalistes ukrainiens, cette fois-ci, grâce aux indications résultant de ladite carte énumérées plus haut par Vasile Calmațui, les choses se précisent quelque peu. C’est également il y a quelques mois qu’est parue la traduction en roumain du livre d’Alberto Basciani La Difficile Union : la Bessarabie et la Grande Roumanie, 1918-1940 (Chisinău, Cartier). Spécialiste de la vie politique du Sud-Est européen pendant cette période, l’auteur italien insiste à plusieurs reprises sur cet aspect souvent négligé jusqu’ici.

Le télégramme de convocation envoyé par la rada centrale de Kiev début juillet 1917 s’adressait aux représentants des comités de toutes les goubernie situées sur le territoire de l’Ukraine, y compris la Bessarabie, rappelle-t-il, ce qui signifie que pour les dirigeants ukrainiens la Bessarabie était une province de l’Ukraine. Les dirigeants autonomistes bessarabiens et surtout le Soviet des députés officiers et soldats d’Odessa ont violemment protesté. Ceci les a sans doute poussés à organiser une force armée à même de défendre l’autonomie des terres entre le Prout et le Dniestr (p. 91-92). A partir de cette date, le nationalisme ukrainien donnait encore plus de raisons d’inquiétudes que le nationalisme russe, conclut A. Basciani (p. 99).

La "Grande Moldavie"

A l’heure où a lieu en Ukraine un processus de démocratisation mis à mal par le soutien apporté par Moscou aux sécessionnistes, on ne saurait conclure à notre tour sur ces velléités expansionnistes attestées il y a un siècle et qui jusqu’à présent n’ont jamais porté à conséquence. Aussi rappellerons-nous que, dès les premières tentatives de rapprochement avec la Roumanie voisine au début des années 1990 dans la perspective d’un retour à la situation de l’entre-deux-guerres, d’aucuns n’hésiteront pas d’opposer à la Grande Roumanie une "Grande Moldavie", composée du territoire actuel de la République de Moldavie et de la province roumaine du même nom. Initiative farfelue, dira-t-on, mais plusieurs cartes géographiques circulent déjà à ce sujet depuis un bon moment…

La Grande Moldavie, projet

PS Quand l’Académie roumaine s’en mêle et le Premier ministre hongrois menace

Sous la direction de Ioan Aurel Pop depuis le débute de l’année, l’Académie roumaine multiplie les messages catastrophistes concernant les ennemis supposés de la patrie et triomphalistes rappelant la grandeur passée et à venir de cette dernière. J’avais fini la rédaction de cet article lorsque j’ai pris connaissance du communiqué public de cette institution daté du 25 juillet. Son titre c’est déjà tout un programme : Communiqué concernant l’identité et l’unité historique et linguistique des Roumains du nord et du sud du Danube. Les rédacteurs du document commencent fort, parce qu’ils indiquent les contours du « vaste espace » dans lequel évolue le « peuple roumain », « selon la vérité scientifique » : « du Maramures et des Carpates du nord au nord jusqu‘à l’Epire et la Thessalie au sud, de l’Istrie et la mer Adriatique à l’ouest jusqu’à la mer Noire et au-delà du Dniestr à l’est. »

Désormais, on ne se contente plus de cartes, on désigne les régions dans lesquelles évoluent les « égarés » du peuple roumain par leur nom.

Quelques jours plus tard, c’est le Premier hongrois Victor Orban qui se fit menaçant depuis Băile Tuşnad (Tusnádfürdő), petite ville située au centre de la Roumanie : « Le pays sicule a déjà existé quand la Roumanie moderne n’existait pas et existera encore quand la Roumanie moderne n’existera plus et quand toute l’Europe se sera rendue à l’islam ! » Difficile de faire mieux en matière de bêtise et de provocation !

Le pays sicule correspond aux deux départements sur les 41 que compte le pays dans lesquels les Hongrois sont majoritaires. Décidément, Băile Tuşnad inspire Victor Orban, c’est ici qu’il a concocté son illibéralisme il y a quatre ans.

Enfin, début août, Kiev a exigé dans une note transmise au ministère des Affaires étrangères hongrois des explications officielles à propos de la décision du gouvernement Orban de créer un poste de ministre responsable du développement de la Transcarpatie et des jardins d’enfants dans un territoire qui fait partie de l’Etat ukrainien. « A la place de la coopération, Budapest a choisi la confrontation et l’ingérence directe dans les affaires ukrainiennes », lit-on dans cette note.

Notes

[1Pour compléter le tableau, rappelons les tentatives de construction d’une Grande Serbie sur fond de décomposition de l’ancienne Fédération yougoslave avec les conséquences que l’on sait et les espoirs que d’aucuns nourrissent autour d’une éventuelle Grande Albanie.

[2En revanche, selon l’édition roumaine de Wikipedia, la Grande Hongrie (Nagy-Magyarország) est « un concept révisionniste qui vise le retour de la Hongrie dans les frontières d’avant 1918 ».