Blog • Ian De Toffoli, Trilogie du Luxembourg – Terres arides, Tiamat, Confins

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La Trilogie du Luxembourg est intéressante tant à lire qu’à écouter et regarder. Nous avons affaire à un excellent dramaturge contemporain à l’échelle internationale, toutes langues confondues, qu’il faudrait toutefois soumettre à une lecture vigilante et critique.

Ian De Toffoli, Luxembourgeois moitié italien du côté paternel et non pas « petit-fils d’immigrés italiens » comme l’écrit le préfacier Jean Boillot (quand bien même son père aurait également obtenu la nationalité luxembourgeoise) signe effectivement, avec son recueil de trois pièces de théâtre, « un acte artistique et politique fort » (Jean Boillot dans la préface). Mais ce n’est pas son premier recueil de théâtre : il s’est déjà autoédité en 2012 en publiant L’homme qui ne retrouvait plus son pays, suivi de Microdrames [1]. Critique littéraire et enseignant, Ian De Toffoli décortique la façon dont les mythes littéraires sont recyclés par les auteurs contemporains, exercice auquel il se livre lui aussi par moments. Éditeur luxembourgeois, il fait désormais partie du mainstream culturel au Grand-Duché de Luxembourg. Intellectuel engagé, il ne l’est pas explicitement, car les médias luxembourgeois n’ont pas pour habitude de donner la parole à des écrivains et critiques littéraires sur des sujets de société comme c’est courant dans d’autres pays. Seuls des historiens, journalistes à succès, juristes, syndicalistes et membres de certaines associations prennent spontanément la parole sur des sujets de société autres que le secteur de la culture. Les écrivains se revendiquent encore souvent du structuralisme, pensant que la littérature ne doit être ni politique ni engagée. Ian De Toffoli se démarque résolument de cette conception on ne peut plus dépassée de l’art pour l’art ou de la recherche du beau ou d’un style particulier en tant que fin en soi, tout en gardant un regard très marqué par la culture luxembourgeoise de souche malgré son ouverture internationale et ses origines partiellement étrangères. En tant qu’auteur, il choisit le théâtre, alors qu’en tant que critique, il a plutôt étudié le roman. On ne peut que s’en féliciter, dans un pays qui a connu peu de bons dramaturges, si l’on excepte certains excellents auteurs de satire politique intitulée Kabarett en allemand et en luxembourgeois.

Le théâtre politique d’Ian De Toffoli paraît désormais aux Éditions L’espace d’un instant [2] et on ne peut que s’en réjouir. Cette maison d’édition spécialisée dans le théâtre d’Europe centrale et de l’Est intègre fort judicieusement à son catalogue du théâtre luxembourgeois contemporain. Ainsi que cela a déjà été relevé sur ce blog [3] [4] il existe une proximité indéniable à propos des thématiques identitaires entre, notamment, les Balkans et le Benelux. Le théâtre politique d’Ian De Toffoli a de plus le mérite d’une très grande maîtrise formelle. Les textes sont fluides et faciles à mettre en scène. Ils ne pèchent par moment que par le traitement du fond : la complexité des thématiques abordées vaut aux textes quelques approximations. Toujours est-il que la publication, en France, des excellents textes contribuera à changer l’image du Luxembourg, dont la littérature commence toujours juste à s’exporter, à grands renforts de subventions.

Terres arides

La pièce raconte l’histoire – réelle – d’un djihadiste portugais ayant grandi au Luxembourg. Ce qui étonne dans ce texte très bien construit, c’est l’étonnement dont il est empreint : c’est comme s’il était moins compréhensible qu’il existe des djihadistes ayant grandi au Luxembourg plutôt qu’ailleurs. C’est méconnaître le phénomène djihadiste : ce sont précisément les convertis ou les croyants qui connaissent mal la religion qui sont susceptibles de se laisser embrigader de la sorte, car la religion musulmane enseigne avant tout, comme la plupart des autres religions, l’amour et la paix. La religion sert de prétexte aux manipulateurs. Ceux qui ne sont pas issus d’une famille croyante ont moins de repères concernant le sens et la finalité de la pratique religieuse.

Le problème est parfaitement posé : « Aussi longtemps que les pays occidentaux continueront à pratiquer la mise à l’écart et l’exclusion sociale d’une partie de sa [sic] population, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il n’y aura pas un changement profond de système, les idéologies totalitaires telles que l’islamisme radical finiront toujours par séduire » (p. 40). Mais précisément, n’est-ce pas du fait que le Luxembourg n’autorisait pas la double nationalité jusqu’en 2008 que ce djihadiste ayant grandi au Luxembourg n’a pas la nationalité luxembourgeoise ? Ayant été considéré comme un étranger au cours de son enfance, il n’avait sans doute pas envie d’être naturalisé à l’âge adulte. Il manque ainsi des explications sur la situation concrète, propre au Luxembourg. « L’interview s’est faite en luxembourgeois, et pour la première fois en cinq ans, S. entend et pratique cette langue qui n’est pas à proprement parler sa langue maternelle, puisque c’est le portugais, mais celle qui l’a accompagné toute son enfance, celle qu’il parlait avec ses camarades » (p. 41-42). Et pourquoi le djihadiste est-il censé avoir une meilleure maîtrise du portugais que du luxembourgeois ? Le texte entend lutter contre les préjugés, mais il en est lui-même empreint. « Quand il parle, S. cherche ses mots. Il utilise de mauvais temps verbaux et de mauvaises prépositions. Il a un accent français » Et si c’était simplement un manque de pratique ? N’est-il pas courant de mélanger le luxembourgeois avec du français même pour les ressortissants luxembourgeois sans origines étrangères ?

La pièce pourrait être réécrite à partir de la même trame narrative, en s’affranchissant de l’histoire telle qu’elle a été initialement racontée par un journaliste du groupe RTL. Pour le moment, elle est encore assez proche du documentaire de départ. Elle pourrait raconter l’appel d’air créé par l’affaiblissement d’autres idéologies ayant naguère mobilisé la jeunesse. Il n’y a rien d’illogique à ce que l’on trouve des djihadistes dans les pays privilégiés tels que le Luxembourg.

En revanche, on tombe sur des réflexions stupéfiantes comme par exemple : « Il est peut-être difficile de l’admettre, mais même les combattants de l’État islamique ont des droits » (p. 53). Tiens donc ! Les marginaux ne sont-ils pas précisément ceux qui ont le plus souvent besoin de se prévaloir de leurs droits fondamentaux ? On peut le comprendre même sans être juriste.

Tiamat

C’est de loin le texte le mieux construit des trois. Il s’agit d’un monologue au sujet du rôle délétère de la finance et du grand capital au Grand-Duché de Luxembourg. Ce qui frappe, dans ce texte, c’est le fait que les Luxembourgeois sont présentés comme des spectateurs passifs et innocents des dynamiques dénoncées. Le personnage qui soliloque est un riche investisseur étranger qui méprise la culture du cru, les petites gens du Luxembourg. Le pays n’est sans doute qu’un territoire pour lui, le « département des forêts », comme l’appelait Napoléon.

À la nuance près que les Luxembourgeois semblent, à lire ou écouter le texte, ne pas être responsables de la transformation de leur pays voulue par les étrangers, le discours est assez cohérent et percutant, comme par exemple :

« Ici, peu importe comment tu as gagné le fric que tu dois dépenser généreusement, consommer rend les gens égaux, brouille les différences de classe, le besoin d’un luxe ordinaire se prêche partout, ici, l’idée qu’une vie réussie ne se mesure qu’à l’argent qu’on touche à la fin du mois est une idée qu’on véhicule avec fierté, comme une variation du rêve américain, pas celui de devenir qui on veut à force de travailler, non, celui de se définir uniquement par son pouvoir d’achat, indépendamment de qui on est et d’où on vient » (p. 72).

Le constat est on ne peut plus vrai. Mais la charge contre le refus des étrangers de s’intégrer est si violente que l’on se demande si le texte déconstruit les préjugés ou s’il en véhicule à son tour :

« Tu vois, si je te demande de ne pas me servir une bière locale, ce n’est pas par hasard, c’est une façon de montrer que je n’appartiens pas à ce pays, j’y fréquente une petite communauté internationale de gens riches, alors qu’avec le reste du pays s’instaure une distance qui ne s’abolit pas, peu importe les tas de billets avec lesquels je l’engraisse, comme du bétail qu’on gave au foin pour le rendre dodu et moelleux » (p. 73).

Si une telle attitude existe bien entendu, il est étonnant que le récit ne se fasse pas également l’écho de l’attitude diamétralement opposée, à savoir le mépris des Luxembourgeois riches ou non envers les étrangers riches, mais aussi et surtout envers les étrangers pauvres et/ou de couleur. Quelqu’un d’autre que Ian de Toffoli, y compris avec les mêmes origines et né au même endroit, aurait pu adopter un autre point de vue, par exemple celui des résidents étrangers ou des travailleurs frontaliers, qui voient un peu l’inverse de ce que voient les Luxembourgeois de souche ou ceux qui aspirent à s’en rapprocher.

Confins

Confins est une pièce très ambitieuse sur le plan intellectuel. Elle a déjà été jouée en langue italienne et raconte la genèse et le devenir de l’intégration européenne vue depuis le Grand-Duché de Luxembourg.

La thèse centrale de la pièce – d’où le titre – est, comme chez l’écrivain luxembourgeois d’origine italienne Jean Portante, que les frontières sont une invention récente fort néfaste. On ne peut que donner raison au dramaturge lorsqu’il raille la « race primitive descendant du singe et ayant longtemps cru que l’univers est mesurable et qu’il suffit de mettre des frontières autour d’une chose pour en faire sa propriété » (p. 101). On retrouve cette même idée dans un discours de Jean-Claude Juncker à l’Alpbach Media Academy en 2016 : « Les frontières sont la pire des inventions jamais faites par les politiques » (p. 140). Pourtant personne, même au Luxembourg, ne propose de faire en sorte que la représentation politique de la population active ne tienne pas compte des frontières, puisque les travailleurs frontaliers sont exclus de toute représentation politique et ne peuvent pas même potentiellement être naturalisés afin de pouvoir voter aux élections législatives car il leur manque la condition de résidence.

Présenté sous une forme très intéressante et convaincante, le texte pèche surtout par ses approximations quant au fond. Le projet d’intégration européenne est à juste titre présenté comme « un groupement européen qui donnerait à des peuples éloignés l’un de l’autre le sentiment d’un patriotisme plus large et d’une sorte de nationalité commune » (p. 104). Il est difficile d’être en désaccord avec cet objectif, dont la consécration sous forme d’organisation internationale appelée « Union européenne » est très éloignée à l’heure actuelle. En revanche, il est assez gênant de confondre la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte européenne des droits fondamentaux : « Le 4 novembre 1950, les États membres du Conseil de l’Europe forgèrent un instrument puissant de protection des droits fondamentaux, qui, bien des années plus tard et après plusieurs polissages, devint la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, derrière laquelle les pays européens finirent par se rallier » (p. 121).

Mais il faut savoir gré à l’auteur de parler des la dernière pandémie en ces termes : « cette pandémie, dont on aurait pu croire qu’elle allait raviver la solidarité entre les humains, se révéla être une parfaite exacerbation des animosités et méfiances que les pays et continents se vouaient les uns aux autres » (p. 151). Les opposants aux mesures sanitaires ne sont pas tous des « complotistes » dangereux d’extrême droite : « Les jeunes générations, lasses, refusèrent de plus en plus de se faire vacciner, par peur d’effets secondaires qu’on leur avait tus » (p. 151).

CONCLUSION

La Trilogie du Luxembourg est intéressante tant à lire qu’à écouter et regarder. Nous avons affaire à un excellent dramaturge contemporain à l’échelle internationale, toutes langues confondues, qu’il faudrait toutefois soumettre à une lecture vigilante et critique. Ainsi, les textes gagneraient à être traduits et diffusés un peu partout