Blog • La vie de l’esprit en Europe centrale et orientale depuis 1945

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Un ouvrage original s’emploie à étudier la vie des idées depuis 1945 en Bulgarie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Litanie, Moldavie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie, et Ukraine. Le choix des pays est quelque peu arbitraire, tout comme le sont les intitulés des rubriques. Il n’y a pas de fil conducteur à l’ensemble des contributions individuelles. Néanmoins, compte tenu de l’ampleur des lacunes concernant la philosophie et l’histoire des idées en Europe centrale dans la bibliographie en langue française, l’ouvrage est particulièrement précieux.

Ce qui frappe avant tout à la lecture de l’ouvrage [1], c’est que la vie de l’esprit est très similaire partout en Europe quand il est question d’ouvrages académiques, de pensée philosophique et d’histoire des idées. En effet, quoi qu’on en dise, la culture savante est bel et bien commune à l’ensemble de l’Europe : partout sur le continent, les mêmes références savantes sont partagées, copiées, enrichies. Ce qui n’empêche pas la transmission de se faire à sens unique : l’Europe occidentale influence l’Europe centrale bien plus que l’inverse. Les transferts culturels, en ce qui concerne la culture savante, révèlent une très grande ouverture d’un côté, et une relative indifférence de l’autre, surtout par manque de traductions et tout simplement d’exposition à la variante orientale de la même culture savante [2].

Dimităr Mihalčev

Prenons Dimităr Mihalčev (Mikhaltchev), 1880-1967. « De 1906 à 1909, il se familiarise avec la philosophie de l’immanence en suivant les séminaires de Wilhelm Schuppe et Johannes Rehmke à l’université de Greifswald. Cette période de son parcours intellectuel est couronnée par la publication de Philosophische Studien (Études philosophiques), un livre qui attire immédiatement l’attention de la communauté philosophique internationale et suscite des réactions dans les meilleures revues académiques allemandes, russes, britanniques et américaines » [3]. Ces informations, éminemment précieuses, constituent une contribution personnelle signée par Emil Grigorov. Il ne s’agit pas de faire connaître au public de France ce que le public bulgare sait au sujet de Dimităr Mihalčev, car celui-ci n’est pas connu du grand public et est très peu connu des spécialistes bulgares, lesquels ignorent certainement l’existence de cette étude en langue allemande due à Mihalčev, laquelle n’est pas traduite en bulgare. La seule choque que l’on sache au sujet de Mihalčev en Bulgarie, c’est que sa pensée « se développe sous l’influence de celle de Johannes Rehmke ». Or, Rehmke n’est pas très connu en Allemagne, ni en France de nos jours. Mihalčev est plus connu en Bulgarie que ne l’est Rehmke, en tant que meilleur philosophe académique bulgare du vingtième siècle (voir également, sur ce blog, le billet sur Slavy Boyanov, philosophe bulgare qui n’est malheureusement pas inclus dans le dictionnaire encyclopédique [4]). Toutefois, ses travaux en bulgare influencés par Rehmke ne sont pas connus en dehors de la Bulgarie. Voilà un bel exemple de références communes, mais d’absence de dialogue de part et d’autre des frontières linguistiques en Europe. Mais même en l’absence de dialogue et en présence de transferts culturels à sens unique, la culture savante en Allemagne, en France et en Bulgarie demeure beaucoup plus proche que la culture savante des autres continents, notamment l’Asie et l’Afrique.

Kafka

Le dictionnaire encyclopédique ne se contente pas de combler certaines lacunes dans la transmission de la culture savante en Europe. Il apporte par exemple un éclairage nouveau sur la pensée de Deleuze et Guattari, coupables de deux contre-sens au sujet de Kafka (in « Littératures mineures », par Marie-Odile Thirouin) : « En faisant de Kafka le représentant et le théoricien d’une pratique dite ‘mineure’ de la littérature, Deleuze et Guattari commettent deux erreurs, aujourd’hui reconnues comme telles : ils lui imputent d’abord la paternité de l’expression de ‘littérature mineure’ (…). Sans le savoir, ils se réfèrent à un texte en réalité manipulé par Max Brod (…). Si Deleuze et Guattari avaient pris la peine de considérer le texte publié par Brod, ils se seraient rendu compte que Kafka ne parle pas, en décembre 1911, de ‘littérature mineure’, mais de kleine Litteraturen (petites littératures), une expression banale en Europe centrale depuis Herder et les romantiques, ses successeurs : dans leur philosophie de l’histoire, le génie des ‘grands peuples’ et des ‘petits peuples’ s’exprime à tour de rôle dans des langues et des littératures qui sont toutes également nécessaires à l’humanité, conçue comme un organisme vivant unique. Dans ce contexte, ‘petit’ n’implique pas de jugement de valeur négatif, à la différence de ‘mineur’, choisi par la traductrice française, sans doute en songeant à la situation de Kafka comme auteur juif de langue allemande vivant dans une ville où l’on parlait majoritairement tchèque » [5].

De sorte que, comme cela arrive souvent, deux grands philosophes, Deleuze et Guattari, ont été induits en erreur par leur méconnaissance des langues et cultures étrangères, si bien qu’ils ont bâti un raisonnement sur de mauvaises prémisses. L’ouvrage rectifie certaines de ces erreurs, sans toutefois proposer de véritable approfondissement.

Kundera

Milan Kundera vient de décéder. On aimerait en savoir un peu plus sur ses œuvres en tchèque non traduites, notamment d’inspiration communiste. Or, Martin Petraš se contente d’écrire que Kundera « avait fait ses débuts comme poète », « titres retirés plus tard de la liste de ses œuvres » [6]. Pour quelle raison ? Certes, tout auteur a le droit de détruire une partie de son œuvre (même publiée), mais ce droit n’a manifestement pas été respecté en ce qui concerne Kafka, dont le testament a été « trahi » par Max Brod (ce que Kundera raconte très bien dans l’un de ses célèbres essais). On apprend que la première version de L’art du roman date de 1960. On n’apprend pas la vérité concernant les « querelles entourant la gestion du passé » : « En 2008, le magazine praguois Respekt exhume des Archives de l’ancienne police secrète un procès-verbal faisant état d’une dénonciation que Kundera, âgé alors de vingt ans, aurait commise en mars 1950, coûtant quatorze ans de prison à la personne dénoncée ». C’est typiquement quelque chose qui peut être confirmé ou démenti sur la base des archives.

Tentative de bilan

L’ouvrage ouvre de nombreuses pistes de réflexion et appelle de plus amples développements. Il est seulement terni par la postface réductrice de Jean-Jacques Wunenberger, pour qui « comprendre le paysage intellectuel de l’Europe centrale exige une double ouverture, vers le passé autochtone, vers les sources propres des idées dans les traditions anciennes, mais aussi vers l’extérieur, surtout vers l’Europe occidentale autour – déjà – du couple récurrent franco-allemand » [7]. Non, même moyennant une ouverture vers le passé de la France et de l’Allemagne, cet ouvrage ne permettra pas de « comprendre le paysage intellectuel de l’Europe centrale » : il permet seulement de combler une toute petite partie de nos très nombreuses lacunes dans la transmission culturelle vers l’Europe occidentale, en nous invitant à en apprendre davantage.

Notes

[1Chantal Delsol et Joanna Nowicki (dir.), La vie de l’esprit en Europe centrale et orientale depuis 1945, Paris, Les Éditions du Cerf, 2021.

[2Si l’on définit la culture en tant que comportement, références populaires, danses, chants traditionnels, cuisine, alors oui, des fractures culturelles existent de part et d’autre du continent européen.

[3p. 763.

[5P. 308-309.

[6P. 721.

[7P. 936.