Blog • Daniel Laumesfeld, De roude Bengel/Le bâton rouge, poème francique somme toute très balkanique, mais aussi universel

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De roude Bengel
Dau wou nët wi séi geschwat hoscht
Weescht de, wann’scht de an der Schoul waarscht
A wi’scht de den Dommen am Schoulhaf waarscht

Le bâton rouge
Toi qui ne parlais pas comme eux,
Te rappelles-tu quand tu étais à l’école
Comme tu avais toujours peur de la récréation
et que tu étais l’idiot dans la cour ?

Daniel Laumesfeld
D.R.

De roude Bengel
Dau wou nët wi séi geschwat hoscht
Weescht de, wann’scht de an der Schoul waarscht
A wi’scht de den Dommen am Schoulhaf waarscht

Le bâton rouge
Toi qui ne parlais pas comme eux,
Te rappelles-tu quand tu étais à l’école
Comme tu avais toujours peur de la récréation
et que tu étais l’idiot dans la cour ?

Kéierräim
Se hu mat der de Spott gemat
a se hu gelaacht
Se hunn dech vernannt

Refrain
Ils se sont moqués de toi
Et ils ont ri
Ils t’ont insulté

“Dee wou hei op Platt schwätscht
Kritt ee roude Bengel an d’Hand”

Hot eech dann de Meeschter (op franséisch) gesot
Dee gudde Mann wou sou vill fer eech mécht.

« Celui qui parle en Platt ici
Aura un bâton rouge dans la main »
vous a dit le maître (en français),
cet homme bon qui fait tant pour vous.

Dau haascht dee roude Bengel dacks and der Hand
Dau, wou net wi séi geschwaat hoscht
Dann hoscht de do gestan wi sou een armséileg Kand
Dau, wou ni de Meeschter gelauschtert hoscht.

Toi qui avais souvent le bâton rouge en main
Toi qui ne parlais pas comme eux
Alors tu étais debout, là, comme un gosse malheureux
Toi qui n’as jamais écouté le maître.

Haut hoscht de däi Platt an déng Täsch gestouss
Awer de schwätscht ewel net wi séi.
De Bengel wou’scht de krischt ass haut méi grouss
E kënt méi séier méi fescht a méi héi

 op de Kapp.

Aujourd’hui tu as fourré ton Platt dans ta poche
sans pour autant parler désormais comme eux.
Le bâton rouge dont tu as été gratifié est aujourd’hui plus grand
Il vient plus vite, plus fort et plus haut
– sur la tête.

Commentaire

Le poème que l’on vient de lire est extrait de Daniel Laumesfeld, Récits, chansons et poèmes franciques, Paris, L’Harmattan, Collection Textes régionaux, 2005. Ce grand texte, inédit au Grand-Duché de Luxembourg, mérite une plus large diffusion. Seule l’orthographe a été modernisée pour tenir compte de la dernière réforme orthographique luxembourgeoise, et la traduction française a été légèrement retouchée. Oui, luxembourgeoise, car le francique, la Platt, le patois lorrain ne sont que les différents noms de ce qu’on l’on nomme « langue luxembourgeoise » de l’autre côté de la frontière. Les différences de prononciation sont si ténues que tout locuteur du luxembourgeois, proclamé unique « langue nationale » du Grand-Duché de Luxembourg en 1984 (la grammaire officielle étant plus tardive), peut comprendre et apprécier le poème du poète lorrain décédé prématurément. De la même façon, les écrits en occitan peuvent être lus et compris par les Catalans.

Sans même évoquer l’aire linguistique anciennement serbo-croate, les Kosovars et les Albanais se comprennent à 100%, tout comme les Moldaves et les Roumains, et dans une moindre mesure les Macédoniens du Nord et les Bulgares. La réalité ethnique peut servir de terreau à des mouvements irrédentistes, tout comme elle peut servir à rapprocher les peuples de part et d’autre des frontières, en fonction des projets politiques qui parviennent à s’imposer. En cela, il n’y a pas d’exception balkanique. L’Occident européen connait les mêmes phénomènes culturels que les autres parties du globe. Il s’agit de compléter son éducation tout au long de sa vie pour mieux saisir l’ensemble des enjeux politiques du moment, dans toute leur complexité, sans tenter de les simplifier ni de les galvauder, dans un esprit de tolérance et de bienveillance.

La France a récemment changé de politique à l’égard des langues régionales. Naguère, celle-ci était assimilationniste, agressive, violente. « La langue de la République est le français » (le français étant issu du latin et non pas des langues de nos ancêtres les Gaulois et les Francs). Et le francique dans tout ça ? Un danger pour l’unité de la nation ? Mais alors, cette nation n’est-elle pas aussi artificielle que toutes les autres nations construites sur la base de la négation des cultures locales existantes ? Ceux qui craignent le « grand remplacement » ne sont-ils pas ceux qui l’ont naguère cautionné ? « Celui qui parle en Plat ici » sera stigmatisé à l’école comme un voyou. Ailleurs en France ou en Belgique, il aurait été envoyé au coin, puni, humilié. Pour avoir omis d’oublier sa culture familiale une fois franchie la porte de l’école.

« Aujourd’hui tu as fourré ton Platt dans ta poche sans pour autant parler désormais comme eux » : l’assimilation par la négation de soi-même ne permet pas d’être mieux accepté ni intégré, bien au contraire. « Le bâton rouge dont tu as été gratifié est aujourd’hui plus grand. Il vient plus vite, plus fort et plus haut – sur la tête ».

Dieu merci, les locuteurs du Platt militent en faveur du multilinguisme. Ils n’entendent pas faire de la Lorraine une région où le français serait une langue « étrangère », à l’instar des conservateurs luxembourgeois qui sont persuadés que le Luxembourg est seulement « francographe », mais non francophone (même si le Parlement luxembourgeois fait officiellement partie de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie [1]). Le droit de parler en Platt dans les endroits publics, même à l’école, ne signifie pas que l’on réprouve l’usage des autres langues parlées localement, bien au contraire. On n’est jamais mieux défendu soi-même qu’en défendant les autres.