Jean Portante est probablement l’écrivain luxembourgeois contemporain d’expression française le plus connu et célébré en Europe. Il réside à Paris depuis bien longtemps, mais est né en 1950 à Differdange, ville minière du Grand-Duché de Luxembourg, de parents italiens qui venaient tout juste de s’installer au pays. Poète, romancier, dramaturge, traducteur et journaliste, Jean Portante est un passeur entre les cultures latines et germaniques, mais il s’intéresse également aux Balkans. Son grand œuvre, le roman intitulé La mémoire de la baleine [1], a même été préfacé par Ismail Kadaré.
Dans Frontalier, pièce déjà disponible auprès de la maison d’édition luxembourgeoise Hydre Éditions, dont la première a eu lieu le 13 mars 2021 au Théâtre National du Luxembourg, Jean Portante reprend, ressasse, pourrait-on dire, les thèmes qui imprègnent toute son œuvre : les traces laissées par la guerre, la contingence des frontières et l’aliénation face aux politiques identitaires. D’un autre côté, le message dans cette nouvelle pièce est plus condensé, concret et militant, même si le texte est très poétique et littéraire, dans le sillage du discours prononcé par Jean Portante lors de la remise du Prix Servais – prix littéraire luxembourgeois – dont il fut le lauréat pour la deuxième fois en 2016 : « Lorsqu’en 1957, mon père retourne au Luxembourg, n’est-il pas, tout comme son père à lui, un immigré ? Et moi, en le suivant quelques semaines plus tard, ne suis-je pas aussi devenu un immigré ? Et que serais-je aujourd’hui si, comme ma sœur, je retournais vivre en Italie ? Y serais-je, avec mon passeport luxembourgeois, un immigré ? ». On pourrait même voir dans Frontalier une sorte de point d’orgue de toute l’œuvre de Jean Portante. La principale faiblesse du texte est qu’il mélange les enjeux régionaux liés au statut de frontalier et la question des demandeurs d’asile : les uns restent chez eux, alors que les autres s’exilent. Bien entendu, c’est une même sensibilité et une même grandeur d’âme qui font que l’on s’intéresse à la condition des opprimés, chez soi comme à l’autre bout du monde. Mais cela rend le monologue du personnage trop abstrait et parfois peu intelligible. Il est néanmoins sauvé par la poésie et l’élégance des mots.
La mise en scène de Frank Hoffmann tient en haleine malgré le caractère littéraire et chargé du texte. Le monologue est interprété par Jacques Bonnaffé, grand acteur qui a animé jusqu’en 2019 sur France Culture une émission où il lisait de la poésie. Celui-ci est grandiose dans son interprétation, où il se démarque d’une grande partie des productions luxembourgeoises dans lesquelles les acteurs ont quelquefois une diction défaillante dans la mesure où ils travaillent dans plusieurs langues et ne maîtrisent pas toujours à la perfection les sonorités du français. Jacques Bonnaffé, pour sa part, est capable d’imiter toute une série d’accents. Les différentes voix qu’il fait entendre sont toujours crédibles, excepté lorsqu’il imite le petit Aylan, le garçon de trois ans échoué sur les côtes grecques dont tout le monde a entendu parler.
L’auteur était tellement ému à la fin d’une des représentations qu’il en a même oublié les gestes barrières, allant jusqu’à serrer la main de l’acteur.
Frontalier est in texte très poétique qui reste aussi très littéraire : le narrateur mélange histoire personnelle et mythes littéraires, faisant un brillant distinguo entre Ulysse et Énée. Le premier est présenté comme étant conservateur, car il regagne ses pénates, qu’il a quittées depuis belle lurette, alors que le second aide sa famille à fuir la guerre, n’étant plus en mesure de demeurer dans sa patrie.
LES FRONTALIÈRES
Le thème des frontières est exploré d’une façon encore plus ancrée dans l’actualité régionale par Les frontalières, spectacle de Sophie Langevin commandé par l’Association de soutien aux travailleurs immigrés. Dans cette autre pièce, le sort des frontaliers est scruté sous ses aspects économique, social et culturel. Les travailleurs frontaliers représentent près de la moitié des travailleurs luxembourgeois du secteur privé, pourtant ils sont considérés comme des gens qui n’ont pas d’attaches avec le pays et ne sont jamais consultés au sujet des décisions politiques les concernant, notamment en ce qui concerne l’affectation de leurs impôts à tel ou tel poste budgétaire. En effet, les fonctionnaires luxembourgeois sont rémunérés avec l’argent qui vient pour l’essentiel des impôts des travailleurs non-luxembourgeois (résidents et frontaliers). Une partie des frontaliers ne résident pas au Grand-Duché uniquement en raison des prix de l’immobilier. Il existe désormais des « réfugiés de l’immobilier », dont une partie sont des Luxembourgeois de souche !
Les frontalières de la pièce documentaire ont des vécus différents en fonction de leurs nationalités et du pays dans lequel elles vivent. La Belge est une fonctionnaire européenne qui passe une partie substantielle de sa vie dans sa voiture. La Française est coiffeuse, et elle aussi passe une partie substantielle de sa vie dans le train. Toutes deux font fréquemment l’objet de moqueries et font face à des réactions d’incompréhension en raison de leurs choix de vie. L’Allemande est celle qui est le mieux intégrée au Luxembourg, tandis que la Luxembourgeoise est pour sa part obligée d’aller vivre en Allemagne même si elle travaille au Luxembourg, en raison des prix de l’immobilier.
Les frontalières n’a pas la tonalité poétique et littéraire de Frontalier. Mais cette pièce est davantage ancrée dans la vie quotidienne au Luxembourg.